dimanche 22 juin 2008

Réalité et Art

Avertissement :

Pour commencer mon exposé, je dois avouer un léger blocage personnel vis-à-vis du thème choisi : la Réalité.

Douter de la Réalité, de la matérialité des choses qui m’entourent est un exercice auquel j’ai le plus grand mal à me soumettre. Est-ce que cette chaise existe toujours si personne n’est là pour la regarder ? Est-ce que ce que nous pensons être notre Réalité n’est que manipulation, tromperie des sens ordonnée par un grand architecte manitou à la Matrix ? Je ne suis pas très stimulée par ce genre de questions que je trouve un peu vaines. Alors ne m’en veuillez pas si j’évacue malgré moi quelques problèmes essentiels.

Introduction

L’artiste est souvent perçu à travers un stéréotype : c’est un homme « aux semelles de vent », pas vraiment de ce monde concret, quelqu’un en somme qui n’a pas « le sens des réalités ». L’exposé de Simon nous a permis de percevoir une toute autre dimension de l’art, une toute autre dimension du métier d’artiste. Il a expliqué que le documentariste donnait à voir, filmée et montée, une image travaillée de sa perception de la Réalité.

Nous avons tous une perception différente intérieure et incommunicable de la Réalité qui nous entoure. Nous ne pouvons tous connaître la Réalité qu’à travers une perception unique : la nôtre. Une des fonctions essentielles de l’art, de l’artiste serait donc de nous donner à voir, à entendre une autre perception de la Réalité. Sans cela, nous serions à jamais enfermés dans notre perception. L’art et l’artiste ne seraient donc pas du côté du spirituel, de l’immatériel, mais au contraire des révélateurs de Réalité, le seul moyen de sortir de nous-même.

I) Communiquer une Réalité par l’art. Kant et Schopenhauer

Kant révolutionna la philosophie en affirmant que nous constituons et reconstituons la Réalité plus que nous la percevons. Nos données sensorielles sont filtrées par notre appareil nerveux avant d’être réassemblées et de nous donner une image que nous appelons Réalité, mais qui n’est en fait qu’une chimère, une fiction crée par notre esprit amoureux de concepts et de catégories. La Réalité est moulinée par le moule de notre esprit, qui impose ses propres catégories à la Nature. Aux mêmes causes les mêmes effets, les enchaînements logiques, la quantité, l’espace et le temps sont des conceptualisations, des constructions mentales, et non des entités « données » telles quelles dans la nature.

Le problème est que nous ne pouvons pas « voir » au-delà de notre version transformée de la Réalité. Nous n’avons aucun moyen de savoir ce qui s’y trouve « réellement », c’est-à-dire la chose qui existe avant que ne se mette en route notre travail perceptif et intellectuel. Cette chose première que Kant appelle « la chose en soi » nous restera toujours inconnue et inconnaissable.

Schopenhauer le pense aussi mais pour lui nous pouvons nous en approcher plus que Kant ne le croyait. Pour Schopenhauer, Kant a oublié une mine d’informations essentielles et disponibles sur le monde perceptible dont nous disposons tous : notre propre corps ! Nos corps sont, en effet, des objets matériels qui existent dans le corps et l’espace. Chacun de nous dispose d’une connaissance riche de son propre corps : non pas une connaissance moulée, modifiée par notre appareil perceptif et intellectuel. Mais une connaissance directe, provenant de l’intérieur, issue de directement de nos sensations.

Mais la connaissance que nous tirons de notre corps ne peut être conceptualisée ou communiquée. Pourquoi ? Parce que la majeure partie de notre vie intérieure nous demeure inconnue. Nous la réprimons, nous l’empêchons d’arriver à la conscience car connaître notre nature profonde (cruauté, peur, envie, désir sexuel, agressivité) serait insupportable.

Comment dès lors communiquer aux autres notre perception propre de la Réalité, notre Réalité intérieure, nos forces inconscientes ? Cette perception de la Réalité ne peut être conceptualisée, mais elle peut être vécue, éprouvée, et surtout transmise directement, sans passer par les mots, par l’art.

L’art est donc la seule façon que nous ayons de connaître la perception de la Réalité d’autres que nous, de sortir de nos propres perceptions.

II) l’Art ouvre à d’autres champs de Réalité

L’artiste devient donc, celui qui en organisant, en mettant en scène, en filmant, en sonorisant sa perception de la Réalité, nous permet de connaître une autre perception, de ne pas rester enfermés dans les nôtres, de pouvoir communiquer notre Réalité aux autres.

Pour pouvoir nous faire partager leurs perceptions de la Réalité, les artistes n’ont pas besoin d’être « réalistes » (cf. Rosa bonheur, « Le labourage nivernais »). C’est, au contraire, en voulant approcher le plus possible la Réalité, la donner dans toutes ses dimensions, sa profondeur, sa complexité, qu’est apparue l’abstraction.

a) Les scruteurs de Réalité.

  • Le cubisme se caractérise par une envie d’entrer dans la Réalité de l’objet, par une envie de pénétrer l’inconnaissable « chose en soi » de Kant. Les repères spatiaux habituels de notre esprit sont anéantis (et par là même ils sont mis au jour). Picasso (cf. « la nature morte à la chaise canée ») veut nous faire appréhender la Réalité de l’objet dans tous les sens, par toutes les faces. Picasso nous permet de ne plus jamais voir une chaise de la même manière.
  • Mondrian a peint plusieurs fois le même arbre, pendant plusieurs années. Il s’en est approché de plus en plus, il a voulu en retirer la quintessence, la structure essentielle, sa Réalité d’arbre en concentré. L’arbre s’est épuré de plus en plus sur la toile au fil des années jusqu’à n’être plus que lignes horizontales et verticales.

b) Les scruteurs de sentiments

Schopenhauer affirme que l’Art nous permet de communiquer nos Réalités intérieures, de percevoir la Réalité d’un autre. Sans les artistes nous n’aurions que la perception de la Réalité qui nous remue personnellement, qui nous bouleverse sans que nous puissions la mettre en mots. Certains artistes tentent de nous communiquer la Réalité brute de leurs émotions, ils traduisent plastiquement une Réalité inatteignable par le langage.

  • Pollock

Pollock essaie de traduire la Réalité de son état, de ses sentiments, de ses sensations au moment de peindre. Il tente de trouver des procédés techniques pour faire entrevoir sa violence, sa colère intérieure. Il invente une technique : le dripping. Il s’agit de tendre la toile sur le sol et de renverser des seaux de peinture ou de faire couler en goutte à goutte.

  • la spiritualité

Klein nous fait percevoir l’intimité de la foi, la sérénité du sentiment religieux, à travers ses toiles on entre dans la Réalité de la foi intérieure d’un homme. Comment percevoir la Réalité de la foi si l’on est athée ? En plongeant dans le bleu inventé par Klein, au plus proche des bleus lapis-lazuli des icônes orthodoxes. L’œuvre d’art est conçue comme une interface entre monde visible et invisible.

Conclusion

L’Art se présente comme une des seules manières de dépasser sa propre perception de la Réalité et d’entrer dans la perception d’un autre. L’Art jette des ponts entre nous, nous permet de communiquer, il nous permet également de sublimer nos Réalités intérieures, nos violences, nos désirs, intraduisibles en mots, de leur donner une échappatoire.

Bien sûr, on n’entre jamais directement dans la perception de l’autre. L’artiste organise sa perception sur la toile, la traduit en musique, la met en scène, la filme. Il y a toujours une médiation. C’est l’œuvre d’art. Elle n’est pas directement la perception de l’artiste, mais nous la donne à voir et nous interroge parallèlement sur nos propres perceptions.

lundi 9 juin 2008

fab : le concept de réalité







La réalité


Contribution à une analyse de la notion










0 Captatio benevolens

Avant d'en venir à l'exposition et au déploiement proprement dits du problème que je souhaiterais vous soumettre aujourd'hui – car, miracle de la technologie, n'étant pas présent, je le suis malgré tout, tout en ne l'étant pas (réalité de la virtualité ou virtualité de la réalité ?) –, je voudrais solliciter votre bienveillance en me permettant de faire quatre remarques portant tant sur le fond que sur la forme du dit exposé.

En premier lieu, en raison de mon absence, il se peut que nombre de choses que j'aurais à avancer au cours de mon exposé ont déjà été dites, ont d'ores et déjà été résolues, voire ne sont plus pour vous des difficultés compte tenu du stade que j'espère avancé de vos recherches. Il demeure que je procéderai comme si ces redites n'en étaient pas, afin d'assurer à mon propos un maximum de cohérence. J'ose ainsi espérer que les questions et remarques que vous en manquerez pas de faire une fois mon exposition effectué ne manqueront pas de garder à l'esprit cet aspect, dommageable certes, mais auquel je n'ai pu échapper.

En second lieu, et en conséquence de mon absence, très peu d'ouvrages me sont accessibles ici. Ceci a incidemment engendré un certain flou concernant les références ou autres citations, un flou qui m'a obligé de temps à autre à des approximations, des exagérations, voire, peut-être des absurdités ou des aberrations, n'ayant été en mesure ni de vérifier ni d'appuyer certaines de mes assertions de la documentation nécessaire à l'étaiement de mes propos.

En guise de troisième remarque liminaire, je tiens à signaler une autre contingence, mais, à mon sens, lourde de conséquences, sur la tenue cette fois-ci de mes propos. Il s'avère que je ne pratique plus d'exercice réflexif depuis environ deux ans, si ce n'est qu'en de très rares occasions et de manière dilettante. J'ose espérer que cette « pause » n'aura pas pour effet de rendre le développement qui suit lourd, indigeste et, surtout, hors de propos.

Ma dernière remarque porte sur la longueur de l'exposé. La difficulté qui nous occupe est grande, et sans la patience du concept, nous ne pourrons pas parvenir à une élucidation du satisfaisante du sujet.

Ce faisant, j'espère avoir su gagner votre bienveillance à toutes et à tous et que vous saurez faire preuve de l'indulgence qui s'impose dans ces cas – quand bien même, en vertu du sérieux que suppose la recherche de la vérité, l'indulgence est peut-être parfois un luxe superflu.



* * *



  1. Analyse du terme « réalité »

Le thème de l'Atelier des vertus est cette année « la réalité ». Ainsi, si les informations dont je dispose sont aussi exactes qu'elles le paraissent, nombre d'interventions ont eu pour visée de, sinon définir la réalité, à tout le moins d'en dire quelque chose, serait-ce selon un point de vue partiel ou partial. S'il est vrai que ce qui distingue la philosophie des autres disciplines intellectuelles tient à ce que chacune traite d'un champ particulier de la réalité alors que la philosophie a pour vocation de dire ce qu'est la réalité dans son ensemble, il demeure que sans un concept un tant soit peu clair et ferme de « réalité », nous risquons d'en dire n'importe quoi ou de laisser nos préférences personnelles, culturelles et/ou dogmatiques prendre le pas sur une analyse philosophique de ce qui est.

Mon propos sera dès lors le suivant : ne devons-nous pas, de prime abord, nous pencher sur ce terme de « réalité » afin de mettre en évidence les problèmes qu'il ne manque pas de soulever. Une fois ce préliminaire accompli, peut-être serons-nous en mesure de parler de la réalité sans verser dans les généralités, les pétitions de principes et autres catalogues des idées reçues. Pour ce faire, porter notre attention sur le terme lui-même devrait déjà nous fournir quelques indices susceptibles de nous aider à définir tant le contenu que ce à quoi cette notion fait référence.


    1. Étymologie et lexicographie du terme ; détermination de deux ordres de problèmes : signification et dénotation

Si le terme « réalité » dérive du latin res, la chose, il demeure que son premier emploi en français, datant de 1368 selon le Livre Roisin, manuscrit français du XVe siècle, est juridique, et renvoie aux biens matériels, aux possessions et, explicitement, « aux héritages » (p. 420). Ce substantif féminin est en outre d'un usage postérieur à l'adjectif juridique « réel », qui lui « concerne les droits des biens et des choses », par opposition aux droits personnels qui concernent, eux et bien évidemment, les personnes. Je renvoie au Code de Justinien, compilation du droit romain antique (529), au Digeste (530), et aux Institutes (vers 560) pour ce qui concerne les multiples distinctions juridiques des différents droits exercés sur les choses dont on peut faire usage. De fait, à l'origine, est dit réel le droit d'user et d'abuser des choses matérielles.

Cela étant, il faut attendre les environs de 1460 pour que le terme dénote l'existence des choses, le « caractère de ce qui en tant que c'est », entendu ici comme ce qui est, indépendamment de nous, qui subsiste, qui existe, qui est là et dont nous pouvons, ou non, faire usage. Tel est le sens scolastique du terme : est « réel, ce qui existe par soi-même », si l'on suit la doctrine de Duns Scott, Traité des catégories.

Cependant, un regard, même distrait, porté sur les usages et emplois du terme met en évidence un polysémie et une pluralité de signification qui pourraient se détailler ainsi (sans préjuger, pour le moment, d'une quelconque prévalence d'un des sens sur les autres) : le terme réalité, du latin realis, lequel dérive de res, la chose, ce qui est en tant que c'est ; le terme realis lui-même, qui fait initialement référence aux droits sur les choses ; la realitas, ce qui existe en soi et indépendamment de nous ; la réalité, entendue d'abord comme le monde qui nous entoure, mais aussi et tout autant comme l'existence d'une chose ou d'un cas ; la réalité au sens de réalité matérielle (ce qui « nous oppose un résistance », pour reprendre l'expression de Locke (An Essay Concerning Human Understandig, livre I, 4, 14) ; la réalité de quelque chose en tant que non fictif ; la réalité comme monde ; la réalité comme ce qui s'oppose à l'illusoire, le faux, mais aussi par opposition avec le possible, le virtuel, ou encore ce qui est en puissance ; la réalité, ainsi, comme ce qui est en acte ; la réalité comme somme des événements qui se produisent et qui arrivent à une personne, à un groupe, ou à une civilisation ; la réalité de quelque chose au sens de ce qui est démontré, expliqué, prouvé ; et enfin, les réalités comme dans l'expression « avoir le sens des réalités » ou encore lorsque l'on parle des différents niveaux de complexités du vivant ou de la matière.

Ce rapide tour d'horizon des différents sens de « réalité » ne doit cependant pas nous abuser et nous laisser penser que nous nous trouverions dans une impasse. Nombre de termes employés en philosophie connaissent des usages abusifs et variés avant que l'esprit philosophique ne se penche dessus. La tâche du philosophe ne doit-elle pas être, entre autres choses, une tentative de clarification des difficultés que les termes communs recèlent afin de forger des concepts explicites, descriptifs et opératoires et ce, selon le mot de Platon, en « rangeant le même avec le même et l'autre avec l'autre » (Lysis) ? Ainsi, notre propos étant de tenter d´éclairer le sens de la notion de réalité, ce tour d'horizon des emplois devrait nous permettre, à tout le moins, de distinguer deux ordres de problèmes que nous ne devrons pas perdre de vue tout au long de notre enquête.

Le premier ordre de problème, le plus évident puisqu'il émerge de lui-même à la seule énumération qui précède, tient à la signification du terme : le terme « réalité » n'a pas le même sens ni le même statut selon que l'on parle de la réalité juridique d'un cas ou que l'on s'interroge sur la réalité des neutrons. Ce qui est dit être et être réel n'a pas le même sens ici et là. Donc, première question, premier problème : que signifie « réalité » ?

Le second problème qui se pose, plus ou moins issu de la manière dont on aura défini le contenu conceptuel du terme de « réalité » est celui de la référence ou dénotation du terme de réalité ; il faut en effet distinguer entre la réalité de quelque chose, le fait que x est tel ou tel, et la réalité, entendu comme ce qui est, ce qui s'impose à nous et dont on ne peut dire autre chose que : « c'est ».

    1. Détermination de quatre sens principaux de la notion

Force est donc de constater une foncière plasticité conceptuelle de la notion de la réalité. L'une des tâches qui semble devoir s'imposer sera, me semble t-il, de tenter de mettre un peu de clarté dans ce fatras. Si nous ne clarifions pas le terme de réalité, nous sommes condamnés à prendre notre femme pour un chapeau et nos fantasmes pour des choses, à parler de Julien Sorel et de Georges Bush au même titre, et à confondre la condition des travailleurs chinois avec le mouvement des particules atomiques. S'il est possible que tout ceci soit « la réalité », il demeure qu'aucune de ce « réalités » ne possède le même statut. A nous d'en déterminer les différences et les nuances.

Aussi, et à titre d'hypothèse provisoire de travail, proposerais-je de distinguer entre quatre sens principaux du terme de « réalité », de quatre « genres » de réalité, et ce sans préjuger pour le moment d'un quelconque hiérarchie ou préséance d'un sens sur un autre. La justification de ces choix devrait également être mise en évidence par la suite. Enfin, et dans une certaine mesure, ces différents sens peuvent plus ou moins se chevaucher. Les distinctions qui se veulent grossières à dessein et en vue de faire apparaître quatre sens cardinaux.


(1) La réalité en tant que qualité, caractère, marque distinctive de ce qui est en tant que c'est et en opposition avec, par exemple, le fantasme, l'illusoire, l'irréel mais aussi le virtuel ou le possible. Il s'agit là du sens de réalité au sens ontologiquement le plus fort, de ce que l'on ne peut pas mettre en doute, ou encore ce qui existe en soi. Je discuterai des difficultés de cette conception plus bas. A titre d'exemple provisoire, je dirais qu'un corps est réel en tant que l'on peut le toucher, qu'une loi est réelle parce que l'on peut la prouver, que mon existence est réelle car je ne peux douter que j'existe sans supposer un sujet qui doute et, par-là, existe, est réel. L'idée est ici de mettre en avant le fait que « réalité » paraît pouvoir désigner le niveau en dessous duquel il n'est plus possible de descendre, sans quoi nous entrerions dans les limbes du possible, du virtuel et de la puissance. Enfin, il s'agit de la notion de réalité comme de la qualité d'être de ce qui est de telle manière que l'on ne pourrait pas dire sans elle que ce qui est est vraiment.


(2) Le deuxième sens de réalité est celui de son sens le plus large, celui de « monde qui nous entoure », de ce qui est, de ce qui s'impose à nous et que nous ne pouvons nier à moins d'être bons pour l'asile et la douche froide trois fois par jour. C'est également cette signification que le sens commun donne à la réalité : nous vivons ici, telle est notre réalité. L'idée qui prévaut ici celle du sens de réalité le plus large possible, comme dans l'expression « avoir le sens des réalités », ou dans « Ici-bas, notre réalité » ; ainsi donc, la réalité comprise comme le monde, ce qui est.


(3) Un troisième sens éminent de réalité pourrait être la réalité au sens de ce qui est perçu ou de ce qui est conçu. Sans m'appesantir sur les profondes divergences qui opposent perception et conception, ce qui me paraît important de signaler ici, c'est l'idée de réalité selon laquelle est ce qui est éprouvé, senti, perçu ou conçu, indépendamment de la manière dont on le perçoit ou conçoit. Pour le dire de manière très schématique, l'idée de réalité qui prime ici est celle qu'il ne peut y avoir quelque chose que dans la mesure où l'on peut en dire quelque chose – serait-ce l'ineffable – que dans la mesure où il y a quelqu'un ou quelque chose pour le dire.


(4) Un quatrième et dernier sens éminent de « réalité » est celui de champ particulier au sein de la réalité au sens (2) et en fonction du sens (3). Il s'agit de la notion de réalité que l'on utilise lorsque l'on parle de « degrés de réalité », de « niveaux de réalités » et qui nous permet de parler de la réalité du monde atomique comme de la réalité des relations économiques, par exemple.



    1. Position et enjeux du problème : l'absence d'un concept solide conduit à l'aléa de l'emploi et à l'évanescence philosophique

Ceci étant dit, et contrairement à ce que cette courte description pourrait laisser croire, avoir mis en évidence quatre sens différents ne résout en rien le problème de la détermination de la réalité. En effet, cette mise en évidence nous place devant l'alternative suivant : soit ces quatre sens sont irréductibles les uns aux autres, et nous nous retrouvons avec un bébé sur les bras dont nous ne savons pas quoi faire, soit à l'inverse, l'un des sens prime sur les autres et il serait en mesure de les intégrer en son sein.

Les quatre déterminations qui précèdent me semblent rendre compte de la pluralité des usages, emplois et conceptions sous-jacentes à la notion de « réalité ». A première vue, il semblerait toutefois que le sens (1), celui de réalité comme sens ontologiquement éminent de ce qui est, permette de parler des autres sens, serait-ce uniquement d'un point de vue conceptuel. Ce serait dans la mesure où nous possèderions, de prime abord et la plupart du temps, un concept de réalité comme l'existence au sens le plus fort que l'on pourrait ensuite parler de réalité comme le monde qui est, des réalités au sein de ce monde-ci et de réalité de la perception ou de la conception, voire, pour reprendre l'intitulé de l'exposé de Johny, de « réalité de la réalité », lorsque l'on s'interroge sur la transitivité du concept.

La position de notre problème sera donc la suivante : faisant fond de la plasticité conceptuelle de la notion de réalité, ce sera en s'attelant à la détermination des significations des différents sens, de leur portée et de leur valeur que nous serons en mesure de disposer d'un concept un tant soit peu opératoire et descriptif de la réalité. A titre d'hypothèse préliminaire, et suivant une intuition que je m'efforcerai de justifier par la suite, le sens (1) me paraît être celui en vertu duquel les autres prennent sens. Je commencerai donc mon enquête sur la nature du concept de réalité par l'examen de ce premier sens, celui du sens ontologique le plus fort. Viendra l'examen des sens suivant selon un cheminement que l'enquête justifiera.

Enfin, et à titre de dernière remarque préliminaire, il me paraît plus que nécessaire de parvenir à une élaboration conceptuelle satisfaisante de la notion de réalité. Cette nécessité s'impose, de fait parce sans un concept efficace, nous pouvons dire n'importe quoi de n'importe quoi, de droit, parce que sans un concept suffisamment solide et resserré de réalité au sens fort du terme, il pourrait ne plus y avoir de réalité du tout. Un tel concept doit pouvoir nous servir de mètre-étalon afin de dire que ceci est et cela n'est pas, dans quelle mesure et à quel titre.



  1. Analyse de la notion de « réalité » au sens (1) de qualité de ce qui est

    1. Justification du caractère dirimant de ce sens

S'il peut sembler légitime de débuter l'enquête avec le sens (1) de réalité, c'est-à-dire celui de caractère, marque ou signe que de ce qui est en tant que c'est, c'est d'abord en raison d'un constat relatif à un accord unanime, plus ou moins avoué, plus ou moins aperçu, entre les philosophes et, chose étrange, cette conviction paraît également partagée par le sens commun. L'idée fondamentale et sous-jacente tient dans la considération selon laquelle la réalité est réelle au sens plein et fort du terme de ce qui est, en tant que c'est et parce que c'est.

La conviction philosophique est la suivante : en opposition avec l'illusoire, l'imaginaire, ou le faux, le réel est un attribut ou prédicat caractérisant ce qui est de manière plénière et sans aucun doute. Pour le dire autrement, la réalité, au sens le plus fort du terme, c'est ce en vertu de quoi on dit des autres choses qu'elles sont, c'est-à-dire, selon le vocabulaire de l'École, l'essence, à quoi l'on adjoindrait l'existence et, en sus, une qualité supplémentaire, la réalité, qualité telle que ce que l'on dit être se voit conférer un statut de nécessité qui fait que cela ne peut pas ne pas exister.

Le problème qui se pose vient alors de la détermination précise de ce concept. En effet, avancer l'hypothèse selon laquelle la réalité est la qualité éminente de ce qui est en tant que c'est, n'est-ce pas adjoindre à l'être, ou à l'étant qui est, une qualité extrinsèque qui se surajouterait à son existence ? Ainsi, la réalité serait une sorte d'existence majorée.

Il semblerait que, peu ou prou, tous les philosophes qui se sont intéressés un tant soit peu au problème de l'être ont, d'un manière ou d'une autre, visé ce concept de réalité comme l'ultime en vertu de quoi on peut dire « c'est ». Ne pouvant justifier cette assertion dans l'espace de ce travail, je considérerai que tous les philosophes, à l'instar de l'homme la rue, voit dans la réalité un existence majorée, qualité qui nous permet de dire que ce qui est, est. Il demeure que cette conception reste problématique.


    1. Difficultés relatives à cette détermination

En effet, dès lors que l'on pose comme axiome que ce qui est véritablement est de telle sorte que c'est, que cela existe, bref que ce qui est réel, l'est au sens le plus fort du terme être, il nous faut un critère susceptible de justifier cette prévalence, cette surdétermination de l'existence par la réalité.

C'est ici que s'affrontent deux positions qui seront le sol et le vivier de toutes la philosophie occidentale, pour dire les choses de manière très caricaturale.

La première position qui envisage l'existence et l'être a son maxima (car c'est de cela dont il s'agit lorsque l'on parle de réalité comme du prédicat qui fait de ce qui est un étant au sens fort) est ce que l'on nomme, à juste titre et malencontreusement, le réalisme. Le réalisme est une position philosophique soutenue par des nombreux philosophes, penseurs ou intellectuels, qui consiste à considérer que, dans la mesure où ce qui nous entoure est évanescent, changeant, irrévocablement emporté par le devenir, il est impossible de trouver quelque chose de suffisamment solide pour assoir son savoir et dire quelque chose de ce qui est. Ce qui nous entoure est, sans doute, mais n'est pas suffisamment pour se voir affecter d'un plus, la réalité, sorte de prédicat qui devrait assurer pérennité et suffisance à ce qui est.

Cependant, il est possible de trouver des lois et des constantes qui transcendent le devenir, en donnent raison et nous permettent de dire quelque chose de ce qui est. Une des constantes universelles qui a connu la plus grande gloire fut et demeure π, dans la mesure où elle permettait de construire et de mesurer tout cercle, quel qu'il soit.

Le réalisme vise donc à mettre en évidence qu'il existe quelque chose en vertu de quoi ce qui est ici tire son existence. Et ce en vertu de quoi ce qui est ici évanescent peut soutenir son être grâce à quelque chose qui est plus encore, cela ne peut être que l'être au sens plénier du terme, ce qui est fondamentalement, ce qui est réel. Vous aurez reconnu les Idées platoniciennes et leur caractère anhypothétique, mètre-étalon de l'être, qui sont au sens le plus éminent du terme, qui existent et qui sont donc, la réalité ultime en vertu de quoi le reste existe. L'Un de Plotin ou le Dieu du christianisme sont réels en ce sens : étant au sens le plus être du terme, il confère une existence aux choses ici-bas et sont donc la réalité, au sens ultime. La caractéristique principale de ces êtres, ou étants, tient à leur permanence et leur immuabilité. Pour dire les choses autrement, ce qui est le plus être, ce qui existe réellement, c'est ce qui, de la même manière que √2, demeure et ne change pas, décrit ce qui est évanescent sans jamais périr lui-même, bref, est le paradigme et le modèles des choses qui disparaissent.

La seconde position se veut l'inverse de cette perspective, en considérant que le mètre-étalon ne doit pas être cherché ailleurs, mais bien au contraire ici-bas et nous n'aurions qu'à ouvrir les yeux pour l'apercevoir. Ce qui est pour le nominalisme, nom donné à cette posture philosophique, c'est l'individuel, l'unité que l'on peut appréhender et dont on peut dire « c'est » ou, pour le dire autrement, c'est en vertu de son caractère irréductible et singulier que l'individuel existe. En d'autres termes, s'il y a un monde, pour le nominalisme, c'est d'abord et avant tout parce qu'il y a des unités qui le composent.

Partis à la recherche de la réalité comme mètre-étalon de ce qui est au sens le plus fort, nous voici confrontés à deux conceptions diamétralement opposées : celle qui considère que ce qui existe, ce qui est réellement réel doit être permanent, immuable, éternel et nécessaire pour garantir aux moindres êtres qui nous entourent un tant soit peu de réalité, d'existence, et celle qui considère que c'est justement ce qui nous entoure qui doit être considéré comme le critère de réalité.


    1. Opposition et mise en évidence de l'inefficacité du réalisme et du nominalisme pour l'obtention d'un concept opératoire de « réalité »

Toutefois, ces deux conceptions prétendument opposées ne nous permettent pas, contrairement à ce que nous aurions pu croire, d'élaborer un concept solide de réalité. Et ce, pour deux raisons. La première est interne à ces doctrines, la seconde en ce qu'elles n'ont pas su, ou pas voulu, voir leur caractère doctrinal et foncièrement perspectiviste.

L'objection principale que l'on peut faire au réalisme (objection que Platon s'est par ailleurs faite lui-même dans le Parménide), tient à ce que, s'il détermine comme étant la réalité au sens fort les êtres qui sont éternels, immuables et séparés, on se condamne à ne parler de rien, car justement, ces êtres sont immuables, éternels et séparés. Engoncés dans la perfection, ces êtres sont tellement réels que nous-mêmes nous ne serions pas assez réels pour les saisir pleinement.

Mais, qui plus est, à considérer les choses de la sorte, il nous faudra peut-être une infinité d'idées afin de rendre compte de tout ce qui est : s'il faut l'idée d'un homme pour dire d'un homme qu'il est, ne nous faudrait t-il pas une autre idée, qui serait l'idée de l'idée d'un homme, et ainsi de suite à l'infini. Alors que le réalisme prêche pour une réduction drastique de ce qui est en voulant esquisser des êtres censés nous fournir des étalons de réalité, il nous entraîne vers une inflation ontologique telle que l'on ne peut plus rien en faire.

Le nominalisme de son côté, exclu trop de choses. Si les seules réalités dont on peut dire qu'elles sont effectivement sont les individus, que faire des lois mathématiques, des personnages de romans, des anges, des diables, des idées, des groupes, des pays et nations ? En se voulant drastique, le nominalisme l'est trop et nous impose une déflation ontologique telle qu'il ne restera plus rien sur la terre car, à y réfléchir, à partir de quel moment pourront nous parler d'unité si les corps sont des composés ?

Mais, si l'on y regarde de plus près, le vrai problème que ces deux conceptions soulève, c'est que dans les deux cas, elles nous amènent à parler de la réalité en fonction d'une perspective : que l'être soit ce qui est pensable, ou que l'être soit ce qui est sensible, dans les deux cas, le critère de réalité se voit tributaire de la description en vertu de laquelle on en dit quelque chose.

Ainsi, et contrairement à ce que je pouvais croire, le concept premier de réalité, entendu comme marque distinctive de ce qui est en tant que c'est et indépendamment de nous, échoue et se voit devoir requérir l'appui d'un autre sens de réalité : est réel ce dont ont peut dire qu'il est. Si réalité est ce qui est, comment dire ce qui est sinon en faisant référence à autre chose : nous qui en disons quelque chose. La réalité comme concept censé définir ce qui est pleinement étant n'est dès lors même pas en mesure de se soutenir elle-même, puisqu'elle suppose une description.



  1. Analyse de la notion de « réalité » au sens (2) de ce qui est perçu ou conçu

    1. Problème principal de la position nominaliste : un perspectivisme qui s'ignore

Revenons un instant sur la position nominaliste qui considère que ce qui est, c'est l'individuel. En dépit de ses difficultés, elle possède l'avantage d'avoir avec elle le sens commun pour qui ce qui est, au moins chronologiquement et de fait pour la connaissance, ce sont des choses sensibles, finies, que l'on peut voir, appréhender, penser, comprendre et manipuler. Un enfant verra autour de lui des objets, qu'il apprendra à sérier et à distinguer selon les usages qu'il en fait ou qu'il en voit, puis les regroupera par ensemble avant d'en venir, par abstraction au monde lui-même, ce que nous appelons parfois la réalité.

Cette position, le nominalisme, à condition que l'on accepte de l'élargir un peu, nous permet d'échapper aux contradictions inhérentes au réalisme en refusant une existence autre que intellectuelle aux idées et aux concepts. Cela étant, elle suppose plus qu'elle ne semble vouloir le concéder. En admettant que ce qui est premier c'est l'individuel, elle subordonne la question de la réalité d'une chose individuelle à celui de sa perception comme chose individuelle. Autrement dit, et sans le reconnaître, elle passe d'une question ontologique, le problème de la détermination de ce qui est en tant que c'est, à une question épistémologique : est ce dont on peut dire c'est. En de fait, l'empirisme, digne héritier du nominalisme, en affirmant que « Nihil est in spriritu quid not in sensu fuerit », « Rien n'est dans l'intellect qui n'ai d'abord été pour les sens », ne dira rien autre chose : la seule réalité qui soit est celle à laquelle je suis en mesure d'accéder. Dés lors, le sens (1) de réalité, ce qui est en tant que c'est, disparaît au profit du sens (3) est ce qui est perçu et/ou conçu comme tel.


    1. « Esse est percipi » et ses équivalents épistémiques

Ce basculement de l'ontologie vers l'épistémologie, ou théorie de la connaissance est la marque de fabrique de ce que l'on nomme, sans doute abusivement, la philosophie moderne. En effet, plutôt que se demander qu'est-ce qui fait qu'une chose est, il est peut-être méthodologiquement préférable et plus fécond de s'interroger sur les conditions en vertu desquelles l'on peut dire : « c'est ». Autrement dit, et dans ces conditions, on affectera du prédicat « réel », ce qui est susceptible d'être décrit, compris, sentis ou pensé.

Cette option méthodologique paraît être, au premier abord, la plus féconde. En effet, plutôt que de s'interroger sur l'être de la substance et de se demander comment l'on peut dire que ceci est, au sens éminent, si l'on part en quête de ce que nous pouvons appréhender, il y aura de la réalité.

Et, si l'on y regarde de plus près, toutes les doctrines contemporaines vont s'engouffrer dans cette brèche. Que ce soit l'intellectualisme pour qui « est ce qui est pensable » et dont le mot d'ordre est « la perception présuppose l'intellection », l'empirisme « Rien n'est dans l'esprit s'il n'a pas d'abord été pour les sens », la phénoménologie « est ce qui rempli ma visée intentionnelle après réduction » ou le constructivisme « est ce que je détermine comme étant », toutes les options philosophiques de quatre derniers siècles semble avoir déterminé la réalité comme ce que je peux décrire comme telle.


    1. La « réalité » semble irréductible au perçu/conçu

Cependant, cette option, supposée réduire la réalité à ce que l'on peut en dire, ou ressentir, sombre dans le relativisme et l'incomplétude la plus totale. Comment, en effet, se satisfaire de cette position, puisque chaque perspective se voit ne prendre en compte que ce qu'elle considère comme valide. Pour le dire autrement, réduire la réalité à la description que je peux en donner, c'est renoncer à tenir un discours général sur l'ensemble de ce qui est (à moins de prendre la place de la Monade suprême ou de Dieu) et nous conduit à des visions par définition partielles de ce qui nous entoure. Par ailleurs, et quand bien même ces options philosophiques auraient la générosité et l'honnêteté de se considérer comme des perspectives partielles et partiales, elles reconnaissent de manière plus ou moins avouée qu'il y aurait, en deçà de leurs perspectives, un quelque chose sur lesquelles elles n'auraient que des points de vue.

Dés lors, l'option consistant à passer d'une question ontologique à une question épistémologique échoue à nous fournir un concept adéquat de réalité, d'une part en vertu de leur perspectivisme (à quoi l'on peut ajouter les querelles méthodologiques opposant les partisans d'une même doctrine), et d'autre part en supposant, par devers tout, un en-deçà qui serait la Réalité avec un R majuscule, le sol unique sur lequel toutes ces perspectives s'affronterait. Le deuxième sens de réalité étudié, le sens (3) de notre première distinction, échoue à fournir un sens descriptif de réalité, en ce que la réalité devient irréductible à ce que l'on peut en dire, parce que si l'on peut en dire quelque chose, c'est parce qu'il y aurait un en-deçà sur lequel prendre appui.



  1. Analyse de la notion de « réalité » au sens (2) de l'ensemble de tout ce qui est et au sens (4) champ(s) relatif(s) au sens (3)

Nous voici parvenus au sens de réalité au sens le plus large, sens (2). Cette notion s'impose dans la mesure où, si toutes les perspectives supposent un sol commun depuis lequel elles peuvent diverger, cette réalité entendue comme le monde et/ou le tout, devrait permettre d'intégrer la totalité de ce que nous avons dit auparavant. C'est en outre ce que nous serions tentés d'appeler réalité, lorsque nous interrogeons le quidam ou le premier passant. La réalité, dans ces conditions, serait le tout qui nous entoure, quand bien même nous ne parviendrions jamais à en faire le tour.


    1. Le monisme

Cette option doctrinale porte le joli nom de monisme et l'on trouve sa première énonciation sous la plume d'Héraclite « En pan tan », « tout est un ». Son principal avantage tient à ce qu'elle fait fond des divergences d'opinions et de perspectives sur ce qui est et nous permet d'intégrer les différents types de réalités en son sein. En effet, si tout est un, nous pourrons parler de la réalité du monde subatomique et de celle des travailleurs guatémaltèques en ce qu'elles constituent autant d'aspects et de niveaux différents et déterminables au sein de cette totalité.

A première vue, le monisme semble nous sauver des apories perspectivistes. Le plus grand représentant d'un monisme conséquent est Hegel qui, dans l'Encyclopédie, distingue et hiérarchise les niveaux de réalités comme autant de moments au sein du tout. Et nous n'aurions qu'à suivre le déploiement conceptuel et historique de celui-ci en intégrant toutes les positions possibles. En parcourant les cercles de l'Esprit les uns après les autres, nous parviendrons à un concept de réalité dans lequel chaque particularité aura sa place.


    1. Conséquences philosophiques du monisme

Ceci dit, le monisme pose beaucoup plus de problèmes qu'il n'en semble résoudre au premier abord. D'une part, chaque moment de la réalité acquiert un statut maximal dès l'instant où l'on s'y trouve, et d'autre part, qu'est-ce qui garantit que la fin atteinte est bel est bien atteinte, voire, est belle et bien la fin ? Devra t-on dire que la réalité est à la fois tel et tel moment du tout et le tout lui-même ? Par ailleurs, que faire des choses possibles, de l'accessoire, et du virtuel ? Au sein du grand Tout, chaque moment devient nécessaire et nous n'avons plus de place pour l'aléatoire, pour dire d'une chose qu'elle est possible et que les choses pourraient être autrement qu'elles ne sont.

Le principal défaut du monisme tient ainsi à ce qu'il rend tout ce qui s'y trouve nécessaire. Ce qui implique que rien n'aurait pu être autrement qu'il n'a été et qu'aucune initiative n'est possible. De fait, si tout est nécessaire, il devient impossible de considérer la seule possibilité du libre arbitre et nos initiatives se verraient ravaler au rang de manifestations de l'absolu dont nous sommes une partie, un maillon.

La réalité entendue comme tout, si l'on pousse son concept à son maximum, devient le règne de la nécessité absolue où nous ne pouvons plus rien faire. Et, qui plus est, nous ne pouvons pas non plus éviter quoique ce soit : la Shoah sera elle aussi à ranger parmi les déterminations nécessaires de la réalité et n'aurait ainsi jamais pu être évitée. Par ailleurs, bouger maintenant mon petit doigt devient aussi nécessaire que les mouvements de la tectonique des plaques. En outre, cette réalité ultime permettant de faire la synthèse de toutes les réalités ne pourrait-elle pas ne pas pas être autre chose qu'une abstraction de l'esprit, qui n'aurait pas d'autre existence qu'intellectuelle, bref, qui n'aurait pas de réalité ? Enfin, supposer une réalité ultime tout en ne considérant à chaque fois qu'un seul ou plusieurs niveaux c'est, au fond, renoncer à l'idée même de tout.


    1. Les réalités : issue de secours au monisme ?

Il serait toutefois possible de considérer que la réalité n'est pas une, mais plurielle, afin de sortir des apories vers lesquelles nous conduit le monisme. L'idée est la suivante : plutôt que de considérer que les perspectives sur le monde, sur ce qui est, ne sont que des aspects et des figures d'une seule et unique réalité, on pourrait avancer l'hypothèse selon laquelle il y aurait des réalités, irréductibles les unes aux autres, mais qui se chevaucheraient selon les perspectives, les usages et les besoins. Ainsi, que je suis un corps peut être compris tout à la fois selon le point de vue moléculaire qui en fait un ensemble, selon le point de vue macroscopique qui fait de moi une unité, selon le point de vue de la population comme l'une des unités la composant, et comme un microbe par rapport au reste de l'univers, sans pour autant qu'une perspective en invalide une autre.

Ce pluralisme semble par ailleurs fécond en ce qu'il devrait permettre de parler des différentes réalités sans avoir besoin de surajouter à toutes les perspectives sur le monde un perspective ultime qui en ferait la synthèse. Enfin, d'un point de vue pratique, ce serait en faisant le tour des réalités que l'on serait en mesure d'agir, en retour, sur un certain nombre d'entre elles, en fonction des possibilités propres de chacun et de son champ d'influence, bref, de ce qui est pour lui ou elle réalité.

Ceci dit, cette issue de secours au monisme ne nous sauve peut-être pas tant que cela. En effet, à considérer les choses de la sorte, si les différentes réalités sont irréductibles les unes aux autres, elles sont également incommensurables et, partant, toutes susceptibles de revendication égales en termes de dignité, de légitimité ou de moralité. Ce qui implique que, dans ces conditions, il serait tout bonnement impossible de se prononcer contre l'excision de petites filles dans certaines religions en raison de l'incommensurabilité des systèmes de références et de valeurs fonctionnant ici et là. En outre, qu'est-ce qui nous garanti que telle réalité, celle par exemple de la psychose paranoïaque n'est pas moins vrai que celle du banquier ou de la fission atomique ?

Pour le dire autrement, vouloir échapper au monisme nous conduit à une infinité de réalités dont on ne peut plus rien dire. Trop de réalités détruit l'idée même de réalité.


  1. Esquisse d'une solution au problème de la plasticité conceptuelle de la notion de « réalité »

    1. Bilan provisoire de l'enquête

Il est temps de dresser un bilan, fut-il provisoire, de notre enquête sur la notion de réalité. Tout d'abord, un constat d´échec. Nous avons échoué dans notre tentative de découvrir un concept de réalité qui soit significatif et dénotatif. La réalité n'a cessé de nous échapper à chaque fois que nous tentions de l'approcher pour se réfugier dans une autre figure, dans un autre sens, dans une nouvelle appréhension qui à son tour nous filait entre les doigts.

En reprenant le fil de l'enquête menée jusqu'ici, force est de constater que d'une part, le concept de réalité est irréductible à l'une de ses figures et que, d'autre part, chaque détermination en nécessite une autre pour la fonder et ainsi de suite. Nous nous sommes balancés de la Charybde du relativisme glissant à l'intenable absolu de Scylla. Si l'on résume les grandes étapes de l'argumentation menée jusqu'ici, et de son échec, il est possible de dire ceci : parti du concept de réalité au sens fort du terme, il a été impossible de le fonder autrement que sur ce que l'on pouvait en dire, autrement dit, il ne pouvait pas y avoir de réalité en soi, critère, mètre-étalon de ce qui est, susceptible de nous fournir un concept solide de réalité. Devant nous tourner vers ce que l'on disait de la réalité – en partant de l'argument qu'il ne peut y avoir de réalité que si l'on peut en dire quelque chose –, nous nous sommes retrouvés à supposer un substrat censé être la condition de possibilité de toutes les perspectives sur la réalité. Ce substrat lui-même s'est effondré sur lui-même car il demeurait inaccessible. Quant à demeurer sur des réalités partielles, elles requéraient à leur tour une garantie, une solidité que seule un concept ferme de réalité aurait pu nous fournir. Et nous voici reparti sur le problème de la réalité comme qualité devant permettre de dire que ce qui est est. Le cercle est s'achevé et nous n'avons toujours pas de concept de réalité, ou nous en avons trop.


    1. Tentative de tirer des ces échecs une modélisation opératoire de la notion afin d'en faire un concept

Toutefois, il est peut-être possible de tirer parti de cet échec. En effet, si chaque sens de la réalité glisse sur un autre, il est possible de supposer et de poser comme dernière hypothèse de travail une solidarité entre ces différentes acceptations et de tenter de les hiérarchiser de manière à obtenir, non pas un concept simple et unitaire de la réalité comme nous aurions pu le supposer, mais au contraire un concept complexe, en vertu duquel nous pourrions dire qu'il y a de la réalité et que l'on peut en dire quelque chose.

L'on pourrait ainsi construire un concept de la réalité qui se déploierait de la sorte :

(1) De fait, nous pouvons supposer une primauté de la perception. En effet, il ne peut pas y avoir quelque chose qui soit de quelque manière que ce soit sans qu'il y ait une perception, comprise ici au sens le plus large – je ne discuterai pas des modalités de cette perception ; qu'elle soit sensible ou intellectuelle, une description mathématique ou le fantasme du drogué, il y a du « je suis affecté ». Remettre en cause ce « je suis affecté » est, en outre, une manière de le justifier (je renvoie à l'argument de Descartes et du malin génie).

(2) Cette perception, ou affection, ou tout ce que vous voudrez, présuppose et implique un champ dans lequel elle se produit ou, ce qui revient au même, un champ qu'elle ouvre. Ce champ est, par définition, variable, relatif, partiel et partial, il est subordonné à notre état, notre conditionnement personnel, familial, culturel, sociologique, historique, etc. Ce faisant il s'inscrit dans

(3) Un contexte plus large, que l'on pourrait appeler le monde de l'intersubjectivité, mais aussi le monde des macroscopiques, des hommes, des sociétés, et qui regroupe, bon gré mal gré et parfois en dépit de divergences, tous les champs particuliers de perception et d'autres encore, sans pour autant se surajouter ou en faire la synthèse. Ce « champ des champs » serait uniquement le « lieu », le topique, voire la condition de possibilité factuelle des champs perceptifs particuliers.

(4) Et tout ceci se déploierait au sein de l'être au sens large, et surtout au sens que ce qui est. La réalité, c'est peut-être moins un concept opératoire que tout ces genres et manières d'être au sein de l'être lui-même. Je ne hypostasie pas ici l'être, je dis seulement que tout ce que l'on a décrit précédemment est.

La réalité serait alors synonyme d'être ou, plus précisément, serait les étants eux-mêmes au sein de ce qui est. A nous, par suite, de distinguer entre les possibles, les virtuels, et autres choses en puissance. Mais il demeure que si l'on veut et peut parler de réalité, c'est d'abord et avant tout en ce que l'on peut déployer un concept de réalité se comportant de la manière dont je viens de le décrire.

  1. Conclusion


Le propos et l'objectif du présent exposé étaient le suivant : du fait d'un intitulé que je trouvais vague, flou et difficile à manipuler, j'ai cherché à analyser la notion de réalité dans et par son concept en vue d'élaborer une construction mentale qui nous permette de dire ce qu'est la réalité, ce qui ne l'est pas, mais surtout, et telle était le visée sous-jacente, mettre en évidence les difficultés inhérentes à un tel concept lorsque l'on ne prenait pas les précautions méthodologiques nécessaires minimales pour le traiter.

Ce faisant, j'ai été conduit à entreprendre une analyse critique du terme, afin d'en montrer l'évanescence, la plasticité et l'impossible fondation. Toute approche de la réalité conduisait à une mise en abîme conceptuelle qui nous a conduit à l'alternative suivante : soit refuser d'employer ce terme, soit construire un nouveau concept de la réalité qui fasse fond des impasses, mais aussi des découvertes, qui ont jalonné le parcours.

En conséquence, si un concept de réalité se veut opératoire, il devra prendre en compte les difficultés qu'il pose dès son entrée en scène. Le complexe que j'ai esquissé dans mon dernier moment ne cherchait rien d'autre que procéder à une sorte de synthèse des éléments positifs qui ont émergé au fil de l'enquête. Il y a quelque chose (sans quoi nous ne serions pas là pour le dire), nous l'éprouvons, laquelle épreuve nous ouvre un champ, lequel champ ouvrant sur un monde que nous partageons, lequel monde étant ce qu'il y a.

Si donc l'on souhaite faire usage du concept de réalité, on ne devra pas négliger les difficultés qu'il soulève et, dans tous les cas, exposer d'emblée le niveau dont on parle, depuis lequel on parle et vue duquel on parle.

Enfin, je ne suis pas parvenu à réfuter Hamlet, car s'« il y a plus de choses sur la terre et dans le ciel que dans tous les rêves des philosophes », au moins avais-je espérer de faire en sorte qu'il n'y ait pas plus de choses dans mon imaginaire philosophique que dans l'univers. Mon échec à rendre compte de la réalité les a multiplié, à mon corps défendant.


Je vous remercie.

jeudi 22 mai 2008

Simon Ali. Réalités, 7 minutes de cinéma

REALITES, 7 MINUTES DE CINEMA

Chers amis,

Pour ma contribution à notre atelier des vertus (aujourd’hui hors-les-murs, in my home), et au thème de cette année : la réalité, je vous propose de regarder un extrait de film, que j’ai trouvé particulièrement riche et intéressant par rapport au thème de la réalité, justement.

L’extrait que nous allons regarder dure 7 minutes, il est tiré d’un film documentaire de Johan van der Keuken (JvdK), cinéaste documentaire (documentariste) néerlandais de renom, décédé il y a quelques années.

Le film s’appelle HERMAN SLOBBE, L’ENFANT AVEUGLE 2.

Quelques indications sur le film et sur l’extrait avant de vous le projeter : JvdK avait déja réalisé deux ans auparavant un film qui s’appelait L’ENFANT AVEUGLE, où il s’était immiscé dans la vie d’un institut d’enfants aveugles aux Pays-Bas. Un garçon avait particulièrement retenu son attention : Herman Slobbe. En 1966, il décide donc de faire un film sur cet adolescent de 14 ans, en le suivant dans sa vie quotidienne, avec l’objectif annoncé “d’explorer la réalité d’un individu aveugle”.

JvdK a suivi Herman pendant deux mois et demi: il en a fait ce film qui dure 30 minutes, réalisé en 1966.

L’extrait que je vais vous montrer se situe à la moitié du film, il dure 7 minutes: de la minute 14 à la minute 21. A ce moment du film la mère d’Herman a été le chercher à l’institut (et lui propose de l’emmener à une course d’automobiles).

Je précise que la voix-off est celle du réalisateur, JvdK, qui est d’ailleurs son propre chef-opérateur (c’est-à-dire qu’il tient la caméra) et que la musique du film est d’Archie Shepp.

A l’issue de la projection, je vous exposerai en quoi, selon moi, cet extrait, ce “morceau” de cinéma dit beaucoup de choses sur la réalité et sur le cinéma.

Merci d’avoir regardé cet extrait, maintenant je voudrais vous exposer en quoi, selon moi, ce moment de cinéma dit (montre) beaucoup de choses sur différents moyens de la perception de la réalité (qui offrent eux-mêmes différentes réalités), et propose une mise en perspective du cinéma par rapport à la réalité, et réciproquement: de la réalité par rapport au cinéma. Enfin, au-delà du thème de la réalité, je vois dans cet extrait une mise en abimes, une réflexion sur le cinéma en lui-même, tant sur ses moyens que sur leur emploi. Presque un manifeste ou une profession de foi, en tout cas un parti-pris très fort sur un certain usage des modalités du cinéma.

Je voudrais commencer par parler de l’extrait d’un point de vue scénaristique, de sa dramaturgie. Le film, on s’en est rendu compte dans l’extrait, est construit en fait comme un journal de bord, a diary. Chaque séquence commence par la voix-off (v-o) de JvdK, qui situe l’action dans le temps et dans l’espace: quel jour on est, où on est, ce qu’il se passe.

Dans l’extrait visionné, je dénombre 4 séquences, chacune annoncée par la v-o du réalisateur.

1ère séquence: c’est le 25 mai, sa mère a été chercher Herman à l’institut, ils rentrent à la maison en train et elle lui propose d’aller assister à une course d’automobiles quelques jours plus tard. Il refuse, prétextant que c’est loin, dit qu’il préférerait la regarder à la télévision. “A la télévision ? Mais qu’est-ce que tu verras ?” réagit sa mère, un peu surprise. Cynique, blasé, il répond au tac au tac : “Qu’est-ce que je verrais de toute façon?”. Certes, on sait bien qu’un aveugle ne voit pas, et donc on pourrait penser que ce dialogue ne nous apprend rien, mais une clef de l’extrait est donnée ici, en amont et en filigrane, et elle doublement renforcée à l’image. Cette clef du film c’est qu’Herman, privé de la vue, a développé une autre approche du monde qui l’entoure, un tout autre rapport à la réalité environnante. On le verra dans la séquence suivante: il s’agit un développement prodigieux de l’ouie, de l’écoute du monde.

Et je disais que c’est doublement renforcé à l’image, car pendant qu’il a ce dialogue avec sa mère, la caméra (au début du plan ne cadrant uniquement que lui, de face, sa mère étant hors-champ, ou alors vraiment limite bord-cadre à droite) se déplace et s’approche légèrement, à gauche, de sa main qui touche, qui tâtonne, qui “tripote” le cendrier de l’accoudoir du siège du train. Geste à priori banal qu’on a tous fait un jour en s’ennuyant dans le train ou l’avion parce que c’est long, sauf que pour Herman ce geste est tout sauf anodin : c’est un moyen essentiel d’exploration de la réalité. Il découvre la réalité environnante, le lieu, les objets par le toucher. Il peut leur donner forme, appréhender leur utilité et leur fonctionnement, grâce au toucher. Je dirais presque qu’il les visualise ainsi.

Ensuite, deuxième partie de la première séquence. C’est le même jour, vraisemblablement. Herman est chez lui, dans sa chambre, il fait le DJ de Radio Haarlem, il passe des disques, il les annonce, il est content. Il a un un jeu, il dit: “Ouais c’est Radio Haarlem, avec la super musique”, d’ailleurs on ne sait pas vraiment à qui il s’adresse. Bref, il est dans son trip. Quelques plans nous montrent son environnement: sa chambre, objets de sa chambre, et dehors: l’urbanisme dégueulasse des Pays-Bas, le vide, une sorte de terrain vague, des immeubles longs et bas etc. Lui, il passe des morceaux sur son magnétophone, il est ravi. Jusque là, il est comme n’importe quel adolescent de 14 ans: il adore la musique de son époque, là l’espèce de pop un peu yéyé d’alors (et un peu chiatique à mon goût, mais passons…), il est hyper bien dans son microcosme : dans sa chambre, dans son univers, avec son magnétophone et ses disques. Typique adolescent, caractéristique. On peut néanmoins se demander si ce n’est pas plus que ça, et en l’occurrence oui, notamment parce qu’il dit: “Dehors il fait un temps très chouette…. Mais je m’en fous, d’ailleurs”. Effectivement, s’il fait beau, lui il ne le voit pas. Donc hormis la sensation de chaleur, plaisir limité. Du coup il préfère rester enfermé avec son magnéto et ses skeuds.

J’attire votre attention sur un choix de mise en scène (de mise en image plutôt) : on le voit beaucoup de dos, et en l’occurrence son crâne, ses cheveux. Au cinéma, fiction ou documentaire, il est courant de filmer un personnage de face, son visage. Là, dans cette partie il est souvent “sa tête de dos”, si j’ose dire. Je pense pour souligner que lui ne voit pas, qu’il est privé d’yeux. De plus, ce qui m’a sauté aux yeux (si j’ose dire, encore), ce sont ses oreilles. Je trouve qu’elles se détachent particulièrement, en le filmant ainsi. Peut-être parce qu’elle sont un peu décollées, mais je pense que c’est délibéré de la part de JvdK pour insister sur le fait qu’il écoute le monde. Filmé ainsi, c’est presque comme si on était à sa place, sans voir, avec les oreilles grandes ouvertes, vers le monde.

La caméra, tenue à la main, fait un panoramique vers la gauche, elle va vers l’extérieur, d’ailleurs il ne fait plus très beau, la musique d’Archie Shepp commence (dans l’extrait on l’entendra deux fois, c’est le même thème d’un morceau qui s’appelle “Le matin des Noirs”, superbe, un peu lancinant), puis la caméra revient vers lui. Assis en tailleur par terre, face à sa chaîne hi-fi. Filmé comme on l’a dit plus haut. Cut.

Deuxième séquence.

Avant de parler de cette deuxième séquence, je voudrais parler de cette coupe. De ce passage d’une séquence à l’autre. De ce montage d’un plan à l’autre.

C’est une question cinématographique. C’est ce qu’on appelle dans le langage un peu technique du cinéma un montage plan sur plan, ou un raccord plan sur plan. C’est-à-dire que les deux plans raccordés se ressemblent beaucoup dans leur composition de cadre. Ici en l’occurrence, le cadre, à la fin du plan de la première séquence et au début de la seconde, est composé principalement de Herman “de tête de dos” (comme on l’a nommé). Seul le décor change: de sa chambre on passe à un extérieur, près de la course automobile. Certes, la tête n’est pas exactement dans la même position, et les proportions du corps dans le cadre ne sont pas parfaitement identiques, mais on peut quand même parler d’un montage plan sur plan.

Pourquoi relever ce détail ? D’abord parce qu’il saute aux yeux: il est très “visible”, très remarquable (au sens qu’on le remarque). Ce raccord de plans est délibérément créé, associé pour qu’on s’en rende compte.

Au cinéma un raccord plan sur plan est généralement considéré comme inésthétique, pas beau. Dans les canons de la beauté classique du cinéma, disons que c’est quelquechose qui n’est pas à faire. Parce que ce n’est pas harmonieux esthétiquement, et surtout parce qu’on le remarque: ça peut donc nous faire “sortir” du film, de la diégèse en quelque sorte. C’était la position d’André Bazin, fameux théoricien du cinéma et un peu le père spirituel des auteurs de la Nouvelle Vague, qui dans son oeuvre-phare Qu’est-ce que le cinéma ? expliquait que le montage devait être invisible. Le montage invisible ça voulait dire que le spectateur ne devait pas remarquer le passage d’un plan à l’autre. Justement pour être embarqué dans le film: ne pas en sortir, ne pas en être sorti. C’était selon lui un des principes canoniques du récit cinématographique, une loi du cinéma. Bien sûr ce principe a été transgressé, et JvdK n’a certainement pas été le premier à le faire. Mais pourquoi l’a-t-il délibérément fait ici ? Justement pour nous faire sortir du simple récit: pour réinsister sur le fait qu’Herman est à l’écoute du monde, ses oreilles grandes ouvertes, et qu’il ne le voit pas. Là encore, c’est presque comme un jeu entre JvdK et nous (les spectateurs): il nous donne en amont, un peu en avance, les clefs de la séquence à venir, comme on va le voir.

Voilà pour cette digression un peu longue, veuillez m’en excuser. Revenons à la deuxième séquence, qui débute donc par le plan que vous savez.

JvdK amorce la séquence par sa v-o: on est le 30 mai, le jour de la Pentecôte, à la course automobile. Finalement ils y sont allés. La course commence, filmée en plan large. Contre-champ sur Herman, assis ou accroupi par terre (je ne sais plus), très concentré, très attentif. On revient sur les autos, le cadre est plus serré. Succession de plans serrés sur les bolides, qui foncent, qui prennent des virages. On les entend faire un vacarme du diable. C’est presque drôle. Retour au contre-champ sur Herman, cadre plus serré, toujours très absorbé par la course. De nouveau les autos. Ca dure un petit moment. Et là… boum, patatras !!

Le plan suivant révèle la supercherie. La duperie. Monumentale. En fait depuis quelques instants, le son des voitures qu’on entend n’est pas le son des voitures: c’est Herman qui reproduit ces sons, chez lui, avec son microphone et son magnétophone. La tromperie est prodigieuse. Il reproduit, il réinvente, il recréé ces sons avec une ressemblance stupéfiante, ahurissante. Il fait, en plus, montre d’une grande ingéniosité: il utilise une boîte de conserve pour modifier le son, éloigne ou rapproche le micro de sa bouche (en le faisant tourner) pour moduler le niveau du son. C’est génial. On le voit à l’oeuvre pendant un petit moment. Différents plans, différentes valeurs de plans. Puis, on revient sur le décor de la course automobile, le son d’Herman est abandonné (brève transition) pour le son direct, et la séquence se termine sur un plan très similaire à celui par lequel elle avait commencé.

J’ai dit un peu plus haut : “C’est génial”. Qu’Herman réinvente les sons des moteurs de voitures. C’est génial, parce que c’est faramineux.

Par rapport à la réalité, notre thème, c’est l’indice qu’Herman découvre la réalité principalement par l’ouïe: son approche sensorielle privilégiée c’est l’ouïe. On se doute que c’est souvent le cas pour un aveugle, mais le moyen par lequel JvdK nous le fait comprendre (nous le montre) est particulièrement intelligent, astucieux. Non seulement l’enfant aveugle écoute le monde avec une acuité perceptive extraordinairement sophistiquée, mais il reproduit les sons du monde avec un réalisme sidérant. J’allais dire un “réalisme trompeur”, mais je le garde pour tout à l’heure.

Le brio d’Herman est signe qu’il s’est assurément beaucoup exercé à reproduire des sons. Celà nous donne une autre indication: son magnétophone est bien plus pour lui qu’un simple magnétophone. C’était la question qu’on se posait pendant la première séquence, quand il faisait le DJ passionné. Et la réponse est là: son magnétophone est l’instrument par lequel il établit son propre rapport au monde, sa relation si singulière à la réalité. Il a besoin, en tant qu’aveugle, d’un instrument qui fait “pont” entre lui et le monde, qui le raccorde à la réalité. Et il l’a trouvé en ce magnétophone et le micro.

Ce dernier élément n’aura pas échappé à JvdK: dans la dernière séquence de l’extrait, Herman devient “le reporter de notre film” comme dit JvdK, en fait le preneur du son du film. Nous y reviendrons plus en détail, car c’est très important.

“C’est génial” ce qu’ont fait JvdK et l’enfant aveugle en mettant le son des bruits d’Herman sur les images des voitures de course: ils nous ont trompé, ils nous ont dupé. En tout cas, moi ils m’ont eu. J’ai complètement marché, j’y ai cru. C’est pour ça que j’ai parlé de “réalisme trompeur” à propos des sons d’Herman.

Peut-être que pris isolément, je n’aurais pas cru à la réinvention des bruits par Herman. Mais c’est justement l’association des “faux” sons avec les “vraies” images des voitures qui ne m’a pas fait remarquer que les sons n’étaient pas ceux de la réalité (du moins de la réalité des images). C’est là la tromperie.

Et qu’est-ce que ça dit sur le cinéma ? C’est en soi une mise en abimes du cinéma, car le cinéma (principalement le cinéma de fiction mais pas uniquement), regorge de ces artifices: sons resynchronisés, recréés… que le spectateur ne remarque pas, et surtout ne doit pas remarquer.

C’est l’illusion cinématographique: comme le principe visuel du montage invisible, le principe sonore de la crédibilité, même si elle est inauthentique, prévaut généralement. C’est ce que démonte ici malicieusement JvdK. C’est ce qu’il nous donne à voir (et à entendre) et à penser. JvdK nous montre, nous donne du cinéma en train de se faire. Du cinéma qui se pense, qui s’autoréfléchit.

Passons maintenant si vous le voulez bien à la troisième séquence.

Attention c’est faramineux, particulièrement foisonnant…

On pourrait croire que cette courte séquence (je ne sais même pas si elle dure une minute) n’est qu’un interlude dans le film. C’est bien plus que celà.

La musique d’Archie Shepp (presque du blues en fait) reprend, à l’image on voit une pellicule de film qui se déroule sur une table de montage, il y a un couac, un bug. Elle ne se déroule pas normalement, elle est bloquée. La v-o de JvdK : “Maintenant la pellicule se bloque”. Mystère…

Plan suivant: le visage d’un homme, Noir, hurlant. L’image c’est une photo, filmée. Peu à peu, la caméra dézoome, le cadre s’élargit. Le corps est au sol. Jvdk: “Le 7 juin, James Meredith est assassiné lors d’une marche dans le Mississipi”.

On voit encore quelques instants cette photo, image figée, avec le blues d’Archie.

La séquence est finie.

J’ai commencé mon intervention par vous dire que j’allais parler de la forme scénaristique du film, construit comme un journal de bord. J’attendais cette séquence pour vous dire quelque chose de très important par rapport au choix de JvdK de scénariser son film comme un journal de bord. C’est que, justement, c’est bien plus qu’un choix scénaristique. C’est un parti-pris fort, une manière de faire du cinéma documentaire. En l’occurrence c’est le choix revendiqué de la subjectivité. Comme un journal de bord, son film s’écrit à la première personne. Qui d’entre vous n’a jamais vu un film documentaire qui se voulait objectif, optant pour la neutralité, laissant la parole à différents acteurs, différents témoins d’un phénomène, d’une histoire ? Au nom d’une objectivité recherchée, voulue, souhaitée. JvdK tranche quant à lui pour la subjectivité, et à travers cette séquence, sa subjectivité est exacerbée.

“Maintenant la pellicule se bloque”. Et l’image de la pellicule se bloquant.

Ce procédé filmique est une métaphore cinématographique, c’est-à-dire une métaphore réalisée avec les moyens du cinéma. Comme pour dire: “le film n’est pas possible aujourd’hui”. Et plus particulièrement le choix de cette image (la pellicule défilant) est une nouvelle mise en abimes du cinéma, puisqu’elle nous montre du cinéma (ou le film) en train de se faire, mais le film qui couac, le cinéma qui coince.

Et pourquoi coince-t-il justement ?

Parce que ce 7 juin James Meredith a été assassiné dans le Mississipi. Brusque retour à la réalité. Qui est James Meredith ? Je ne le sais pas, mais je suppose qu’en 1966 (au moment du tournage du film), un Noir abattu lors d’une marche dans le Mississipi devait être un militant du combat des Américains Noirs. En 1964 aux USA, les Noirs venaient d’obtenir les droits civiques (Civil Rights): l’égalité juridique avec les Blancs, en théorie…

Peu importe qu’on soit partisan de cette cause ou pas, de cette sensibilité ou pas. JvdK, lui , l’est. Et c’est ça qui compte pour lui, pendant qu’il fait son film.

Brusque retour à la réalité, au monde qui tourne. Il est extorqué de sa réalité, de la réalité dans laquelle il est immergé avec Herman depuis qu’il a commencé ce tournage. C’est curieux de dire “retour à la réalité” pour un documentariste, dont le métier, le rôle est de sonder, d’observer, de montrer, de “rapporter”, de raconter la réalité, justement. Je vois un dédoublement de la réalité dans son film, en fait une mise en perspective du cinéma par rapport à la réalité. En l’occurrence une réalité politique qui engage des questions philosophiques sur l’universel.

C’est en filigrane une réflexion sur le travail de documentariste, qui filme la réalité aussi. Il ne pouvait pas ne pas mentionner l’assassinat de James Meredith, parce que ça l’affecte, ça le perturbe dans son travail, mais peut-être aussi parce qu’il estime qu’il est de son devoir de le rapporter. Pour mettre en perspective la réalité qu’il construit avec Herman avec la réalité du monde environnant, l’actualité politique mondiale.

Ce positionnement de JvdK: la mise en avant de sa sensibilité, de sa subjectivité exacerbée est en fait une profession de foi, presque un manifeste, sur la conception de la démarche documentaire, telle qu’il la conçoit. Tel qu’il conçoit son métier de documentariste, de cinéaste documentaire.

Et le procédé filmique employé -filmer une photo (image figée, arrêtée)- est à mon sens le plus adéquat, le plus approprié, pour permettre au spectateur de se faire cette réflexion, de s’évader du film stricto sensu pour réfléchir à tout celà …

En plus le cadre s’élargit, comme si la caméra sur le banc-titre prenait de la hauteur, comme nous, spectateurs, nous prenons à ce moment du recul sur le film…

Le choix très appuyé de la subjectivité de JvdK est ce qui fait la force, la qualité, la valeur de son cinéma, assurément. Mais on pourrait dire aussi sa limite. Comment sortir de soi ? Comment proposer autre chose que sa propre perception ?

Et c’est finalement assez heureux que JvdK pose ce problème à ce moment du film, à ce moment de l’extrait, car il va y remédier. Et encore une fois de la plus intelligente des manières.

Quatrième et dernière séquence de l’extrait.

La v-o de JvdK nous situe: nous sommes le 9 juin, à la fête foraine. A l’image on découvre Herman, le magnétophone en bandoulière. La v-o ajoute un élément capital: “Herman devient le reporter de notre film. L’oreille avec laquelle nous écoutons le monde”. L’enfant aveugle devient l’ingénieur du son du film.

JvdK fait l’image, il prend le son: ils font désormais le film ensemble.

Le reste de la séquence n’est désormais plus qu’anecdotique, sans grand intérêt. Herman dit: “Nous écoutons Girl des Beatles.. et oh là là… quel vacarme ici, avec tous ses bruits, vous le savez, un aveugle comme moi ne peut pas s’orienter ici !”. Effectivement la fête foraine c’est un peu le boxon, c’est bruyant, cacophonique.

On comprend qu’Herman ne puisse pas s’y orienter, puisque son sens privilégié de rapport à la réalité environnante est l’ouïe. Mais ça ne nous apprend pas grand-chose: nous le savions déjà. Puis il monte avec JvdK sur la grande roue.

Fin de l’extrait.

La suite est une autre histoire…

Herman devient “l’oreille avec lequel nous écoutons le monde”.

JvdK et l’enfant aveugle font désormais le film ensemble.

Cette ultime péripétie dans la construction du film parle de réalité et parle de cinéma. Nous disions un peu plus haut que la subjectivité du réalisateur JvdK faisait à la fois la qualité et la valeur de son cinéma, mais qu’elle portait en elle-même aussi sa limite. Jvdk va résoudre ce problème de la subjectivité par l’inter-subjectivité. Il donne le micro et le magnétophone à Herman, qui participe ainsi au processus de création, au processus de production du film. Naturellement JvdK a observé que l’acuité perceptive auditive d’Herman est exceptionnelle, et il veut l’associer à la réalisation du film, afin qu’il y déploie son talent et sa créativité.

Au-delà de ça, il inaugure une nouvelle manière de faire du cinéma : il ne fait plus un film sur Herman, il fait un film avec Herman. L’enfant aveugle change de statut au cours de la réalisation du film: d’objet du film, il devient sujet créateur du film. Co-auteur du film. Humainement c’est très beau, mais c’est également une nouvelle proposition artistique sur l’élaboration d’une oeuvre cinématographique (d’un film).

C’est un bouleversement, une révolution.

De surcroît, le partage des tâches -l’image pour JvdK, le son pour Herman- est une nouvelle allusion à la double nature du cinéma: visuelle et sonore.

Une allusion à la nature propre du cinéma: le rapport entre l’image et le son, tel qu’il a été mis en scène magnifiquement, “sublimé” dans la séquence de course automobile. Et métaphoriquement c’est le rapport entre JvdK et Herman, aussi.

Voila pour le cinéma. Pour conclure, par rapport à la réalité, je dirais que le choix de JvdK de faire d’Herman l’ingénieur du son du film, et donc de proposer deux subjectivités, une inter-subjectivité créatrice, permet de proposer aux spectateurs une double lecture, une double perception phénoménologique (ego et alter-ego), une double sensibilité de la réalité.

Deux approches de la réalités confondues en une: le film. (Phénoménologiquement, et pourtant la phénoménologie n’est pas mon affaire, je trouve ça assez énorme….)

Voila, j’ai sans doute été un peu long. Veuillez m’excuser de ne pas avoir su mieux synthétiser mon intervention. J’espère avoir assez clairement explicité la manière dont j’ai perçu cet extrait de film, et quels enjeux j’ai perçu par rapport au cinéma, comme langage, tant comme moyen d’expression que la réflexion sur les outils de ce langage (image et son). J’espère aussi avoir rendu intelligible ma perception de l’originalité par laquelle le réalisateur montre différentes approches de la réalité, différents rapports à la réalité, et comment il met en perspective le cinéma par rapport à la réalité, et réciproquement.

Maintenant, dites-moi comment vous, vous avez perçu ce moment de cinéma

Merci beaucoup,

Simon Ali

18 mai 2008