jeudi 22 mai 2008

Simon Ali. Réalités, 7 minutes de cinéma

REALITES, 7 MINUTES DE CINEMA

Chers amis,

Pour ma contribution à notre atelier des vertus (aujourd’hui hors-les-murs, in my home), et au thème de cette année : la réalité, je vous propose de regarder un extrait de film, que j’ai trouvé particulièrement riche et intéressant par rapport au thème de la réalité, justement.

L’extrait que nous allons regarder dure 7 minutes, il est tiré d’un film documentaire de Johan van der Keuken (JvdK), cinéaste documentaire (documentariste) néerlandais de renom, décédé il y a quelques années.

Le film s’appelle HERMAN SLOBBE, L’ENFANT AVEUGLE 2.

Quelques indications sur le film et sur l’extrait avant de vous le projeter : JvdK avait déja réalisé deux ans auparavant un film qui s’appelait L’ENFANT AVEUGLE, où il s’était immiscé dans la vie d’un institut d’enfants aveugles aux Pays-Bas. Un garçon avait particulièrement retenu son attention : Herman Slobbe. En 1966, il décide donc de faire un film sur cet adolescent de 14 ans, en le suivant dans sa vie quotidienne, avec l’objectif annoncé “d’explorer la réalité d’un individu aveugle”.

JvdK a suivi Herman pendant deux mois et demi: il en a fait ce film qui dure 30 minutes, réalisé en 1966.

L’extrait que je vais vous montrer se situe à la moitié du film, il dure 7 minutes: de la minute 14 à la minute 21. A ce moment du film la mère d’Herman a été le chercher à l’institut (et lui propose de l’emmener à une course d’automobiles).

Je précise que la voix-off est celle du réalisateur, JvdK, qui est d’ailleurs son propre chef-opérateur (c’est-à-dire qu’il tient la caméra) et que la musique du film est d’Archie Shepp.

A l’issue de la projection, je vous exposerai en quoi, selon moi, cet extrait, ce “morceau” de cinéma dit beaucoup de choses sur la réalité et sur le cinéma.

Merci d’avoir regardé cet extrait, maintenant je voudrais vous exposer en quoi, selon moi, ce moment de cinéma dit (montre) beaucoup de choses sur différents moyens de la perception de la réalité (qui offrent eux-mêmes différentes réalités), et propose une mise en perspective du cinéma par rapport à la réalité, et réciproquement: de la réalité par rapport au cinéma. Enfin, au-delà du thème de la réalité, je vois dans cet extrait une mise en abimes, une réflexion sur le cinéma en lui-même, tant sur ses moyens que sur leur emploi. Presque un manifeste ou une profession de foi, en tout cas un parti-pris très fort sur un certain usage des modalités du cinéma.

Je voudrais commencer par parler de l’extrait d’un point de vue scénaristique, de sa dramaturgie. Le film, on s’en est rendu compte dans l’extrait, est construit en fait comme un journal de bord, a diary. Chaque séquence commence par la voix-off (v-o) de JvdK, qui situe l’action dans le temps et dans l’espace: quel jour on est, où on est, ce qu’il se passe.

Dans l’extrait visionné, je dénombre 4 séquences, chacune annoncée par la v-o du réalisateur.

1ère séquence: c’est le 25 mai, sa mère a été chercher Herman à l’institut, ils rentrent à la maison en train et elle lui propose d’aller assister à une course d’automobiles quelques jours plus tard. Il refuse, prétextant que c’est loin, dit qu’il préférerait la regarder à la télévision. “A la télévision ? Mais qu’est-ce que tu verras ?” réagit sa mère, un peu surprise. Cynique, blasé, il répond au tac au tac : “Qu’est-ce que je verrais de toute façon?”. Certes, on sait bien qu’un aveugle ne voit pas, et donc on pourrait penser que ce dialogue ne nous apprend rien, mais une clef de l’extrait est donnée ici, en amont et en filigrane, et elle doublement renforcée à l’image. Cette clef du film c’est qu’Herman, privé de la vue, a développé une autre approche du monde qui l’entoure, un tout autre rapport à la réalité environnante. On le verra dans la séquence suivante: il s’agit un développement prodigieux de l’ouie, de l’écoute du monde.

Et je disais que c’est doublement renforcé à l’image, car pendant qu’il a ce dialogue avec sa mère, la caméra (au début du plan ne cadrant uniquement que lui, de face, sa mère étant hors-champ, ou alors vraiment limite bord-cadre à droite) se déplace et s’approche légèrement, à gauche, de sa main qui touche, qui tâtonne, qui “tripote” le cendrier de l’accoudoir du siège du train. Geste à priori banal qu’on a tous fait un jour en s’ennuyant dans le train ou l’avion parce que c’est long, sauf que pour Herman ce geste est tout sauf anodin : c’est un moyen essentiel d’exploration de la réalité. Il découvre la réalité environnante, le lieu, les objets par le toucher. Il peut leur donner forme, appréhender leur utilité et leur fonctionnement, grâce au toucher. Je dirais presque qu’il les visualise ainsi.

Ensuite, deuxième partie de la première séquence. C’est le même jour, vraisemblablement. Herman est chez lui, dans sa chambre, il fait le DJ de Radio Haarlem, il passe des disques, il les annonce, il est content. Il a un un jeu, il dit: “Ouais c’est Radio Haarlem, avec la super musique”, d’ailleurs on ne sait pas vraiment à qui il s’adresse. Bref, il est dans son trip. Quelques plans nous montrent son environnement: sa chambre, objets de sa chambre, et dehors: l’urbanisme dégueulasse des Pays-Bas, le vide, une sorte de terrain vague, des immeubles longs et bas etc. Lui, il passe des morceaux sur son magnétophone, il est ravi. Jusque là, il est comme n’importe quel adolescent de 14 ans: il adore la musique de son époque, là l’espèce de pop un peu yéyé d’alors (et un peu chiatique à mon goût, mais passons…), il est hyper bien dans son microcosme : dans sa chambre, dans son univers, avec son magnétophone et ses disques. Typique adolescent, caractéristique. On peut néanmoins se demander si ce n’est pas plus que ça, et en l’occurrence oui, notamment parce qu’il dit: “Dehors il fait un temps très chouette…. Mais je m’en fous, d’ailleurs”. Effectivement, s’il fait beau, lui il ne le voit pas. Donc hormis la sensation de chaleur, plaisir limité. Du coup il préfère rester enfermé avec son magnéto et ses skeuds.

J’attire votre attention sur un choix de mise en scène (de mise en image plutôt) : on le voit beaucoup de dos, et en l’occurrence son crâne, ses cheveux. Au cinéma, fiction ou documentaire, il est courant de filmer un personnage de face, son visage. Là, dans cette partie il est souvent “sa tête de dos”, si j’ose dire. Je pense pour souligner que lui ne voit pas, qu’il est privé d’yeux. De plus, ce qui m’a sauté aux yeux (si j’ose dire, encore), ce sont ses oreilles. Je trouve qu’elles se détachent particulièrement, en le filmant ainsi. Peut-être parce qu’elle sont un peu décollées, mais je pense que c’est délibéré de la part de JvdK pour insister sur le fait qu’il écoute le monde. Filmé ainsi, c’est presque comme si on était à sa place, sans voir, avec les oreilles grandes ouvertes, vers le monde.

La caméra, tenue à la main, fait un panoramique vers la gauche, elle va vers l’extérieur, d’ailleurs il ne fait plus très beau, la musique d’Archie Shepp commence (dans l’extrait on l’entendra deux fois, c’est le même thème d’un morceau qui s’appelle “Le matin des Noirs”, superbe, un peu lancinant), puis la caméra revient vers lui. Assis en tailleur par terre, face à sa chaîne hi-fi. Filmé comme on l’a dit plus haut. Cut.

Deuxième séquence.

Avant de parler de cette deuxième séquence, je voudrais parler de cette coupe. De ce passage d’une séquence à l’autre. De ce montage d’un plan à l’autre.

C’est une question cinématographique. C’est ce qu’on appelle dans le langage un peu technique du cinéma un montage plan sur plan, ou un raccord plan sur plan. C’est-à-dire que les deux plans raccordés se ressemblent beaucoup dans leur composition de cadre. Ici en l’occurrence, le cadre, à la fin du plan de la première séquence et au début de la seconde, est composé principalement de Herman “de tête de dos” (comme on l’a nommé). Seul le décor change: de sa chambre on passe à un extérieur, près de la course automobile. Certes, la tête n’est pas exactement dans la même position, et les proportions du corps dans le cadre ne sont pas parfaitement identiques, mais on peut quand même parler d’un montage plan sur plan.

Pourquoi relever ce détail ? D’abord parce qu’il saute aux yeux: il est très “visible”, très remarquable (au sens qu’on le remarque). Ce raccord de plans est délibérément créé, associé pour qu’on s’en rende compte.

Au cinéma un raccord plan sur plan est généralement considéré comme inésthétique, pas beau. Dans les canons de la beauté classique du cinéma, disons que c’est quelquechose qui n’est pas à faire. Parce que ce n’est pas harmonieux esthétiquement, et surtout parce qu’on le remarque: ça peut donc nous faire “sortir” du film, de la diégèse en quelque sorte. C’était la position d’André Bazin, fameux théoricien du cinéma et un peu le père spirituel des auteurs de la Nouvelle Vague, qui dans son oeuvre-phare Qu’est-ce que le cinéma ? expliquait que le montage devait être invisible. Le montage invisible ça voulait dire que le spectateur ne devait pas remarquer le passage d’un plan à l’autre. Justement pour être embarqué dans le film: ne pas en sortir, ne pas en être sorti. C’était selon lui un des principes canoniques du récit cinématographique, une loi du cinéma. Bien sûr ce principe a été transgressé, et JvdK n’a certainement pas été le premier à le faire. Mais pourquoi l’a-t-il délibérément fait ici ? Justement pour nous faire sortir du simple récit: pour réinsister sur le fait qu’Herman est à l’écoute du monde, ses oreilles grandes ouvertes, et qu’il ne le voit pas. Là encore, c’est presque comme un jeu entre JvdK et nous (les spectateurs): il nous donne en amont, un peu en avance, les clefs de la séquence à venir, comme on va le voir.

Voilà pour cette digression un peu longue, veuillez m’en excuser. Revenons à la deuxième séquence, qui débute donc par le plan que vous savez.

JvdK amorce la séquence par sa v-o: on est le 30 mai, le jour de la Pentecôte, à la course automobile. Finalement ils y sont allés. La course commence, filmée en plan large. Contre-champ sur Herman, assis ou accroupi par terre (je ne sais plus), très concentré, très attentif. On revient sur les autos, le cadre est plus serré. Succession de plans serrés sur les bolides, qui foncent, qui prennent des virages. On les entend faire un vacarme du diable. C’est presque drôle. Retour au contre-champ sur Herman, cadre plus serré, toujours très absorbé par la course. De nouveau les autos. Ca dure un petit moment. Et là… boum, patatras !!

Le plan suivant révèle la supercherie. La duperie. Monumentale. En fait depuis quelques instants, le son des voitures qu’on entend n’est pas le son des voitures: c’est Herman qui reproduit ces sons, chez lui, avec son microphone et son magnétophone. La tromperie est prodigieuse. Il reproduit, il réinvente, il recréé ces sons avec une ressemblance stupéfiante, ahurissante. Il fait, en plus, montre d’une grande ingéniosité: il utilise une boîte de conserve pour modifier le son, éloigne ou rapproche le micro de sa bouche (en le faisant tourner) pour moduler le niveau du son. C’est génial. On le voit à l’oeuvre pendant un petit moment. Différents plans, différentes valeurs de plans. Puis, on revient sur le décor de la course automobile, le son d’Herman est abandonné (brève transition) pour le son direct, et la séquence se termine sur un plan très similaire à celui par lequel elle avait commencé.

J’ai dit un peu plus haut : “C’est génial”. Qu’Herman réinvente les sons des moteurs de voitures. C’est génial, parce que c’est faramineux.

Par rapport à la réalité, notre thème, c’est l’indice qu’Herman découvre la réalité principalement par l’ouïe: son approche sensorielle privilégiée c’est l’ouïe. On se doute que c’est souvent le cas pour un aveugle, mais le moyen par lequel JvdK nous le fait comprendre (nous le montre) est particulièrement intelligent, astucieux. Non seulement l’enfant aveugle écoute le monde avec une acuité perceptive extraordinairement sophistiquée, mais il reproduit les sons du monde avec un réalisme sidérant. J’allais dire un “réalisme trompeur”, mais je le garde pour tout à l’heure.

Le brio d’Herman est signe qu’il s’est assurément beaucoup exercé à reproduire des sons. Celà nous donne une autre indication: son magnétophone est bien plus pour lui qu’un simple magnétophone. C’était la question qu’on se posait pendant la première séquence, quand il faisait le DJ passionné. Et la réponse est là: son magnétophone est l’instrument par lequel il établit son propre rapport au monde, sa relation si singulière à la réalité. Il a besoin, en tant qu’aveugle, d’un instrument qui fait “pont” entre lui et le monde, qui le raccorde à la réalité. Et il l’a trouvé en ce magnétophone et le micro.

Ce dernier élément n’aura pas échappé à JvdK: dans la dernière séquence de l’extrait, Herman devient “le reporter de notre film” comme dit JvdK, en fait le preneur du son du film. Nous y reviendrons plus en détail, car c’est très important.

“C’est génial” ce qu’ont fait JvdK et l’enfant aveugle en mettant le son des bruits d’Herman sur les images des voitures de course: ils nous ont trompé, ils nous ont dupé. En tout cas, moi ils m’ont eu. J’ai complètement marché, j’y ai cru. C’est pour ça que j’ai parlé de “réalisme trompeur” à propos des sons d’Herman.

Peut-être que pris isolément, je n’aurais pas cru à la réinvention des bruits par Herman. Mais c’est justement l’association des “faux” sons avec les “vraies” images des voitures qui ne m’a pas fait remarquer que les sons n’étaient pas ceux de la réalité (du moins de la réalité des images). C’est là la tromperie.

Et qu’est-ce que ça dit sur le cinéma ? C’est en soi une mise en abimes du cinéma, car le cinéma (principalement le cinéma de fiction mais pas uniquement), regorge de ces artifices: sons resynchronisés, recréés… que le spectateur ne remarque pas, et surtout ne doit pas remarquer.

C’est l’illusion cinématographique: comme le principe visuel du montage invisible, le principe sonore de la crédibilité, même si elle est inauthentique, prévaut généralement. C’est ce que démonte ici malicieusement JvdK. C’est ce qu’il nous donne à voir (et à entendre) et à penser. JvdK nous montre, nous donne du cinéma en train de se faire. Du cinéma qui se pense, qui s’autoréfléchit.

Passons maintenant si vous le voulez bien à la troisième séquence.

Attention c’est faramineux, particulièrement foisonnant…

On pourrait croire que cette courte séquence (je ne sais même pas si elle dure une minute) n’est qu’un interlude dans le film. C’est bien plus que celà.

La musique d’Archie Shepp (presque du blues en fait) reprend, à l’image on voit une pellicule de film qui se déroule sur une table de montage, il y a un couac, un bug. Elle ne se déroule pas normalement, elle est bloquée. La v-o de JvdK : “Maintenant la pellicule se bloque”. Mystère…

Plan suivant: le visage d’un homme, Noir, hurlant. L’image c’est une photo, filmée. Peu à peu, la caméra dézoome, le cadre s’élargit. Le corps est au sol. Jvdk: “Le 7 juin, James Meredith est assassiné lors d’une marche dans le Mississipi”.

On voit encore quelques instants cette photo, image figée, avec le blues d’Archie.

La séquence est finie.

J’ai commencé mon intervention par vous dire que j’allais parler de la forme scénaristique du film, construit comme un journal de bord. J’attendais cette séquence pour vous dire quelque chose de très important par rapport au choix de JvdK de scénariser son film comme un journal de bord. C’est que, justement, c’est bien plus qu’un choix scénaristique. C’est un parti-pris fort, une manière de faire du cinéma documentaire. En l’occurrence c’est le choix revendiqué de la subjectivité. Comme un journal de bord, son film s’écrit à la première personne. Qui d’entre vous n’a jamais vu un film documentaire qui se voulait objectif, optant pour la neutralité, laissant la parole à différents acteurs, différents témoins d’un phénomène, d’une histoire ? Au nom d’une objectivité recherchée, voulue, souhaitée. JvdK tranche quant à lui pour la subjectivité, et à travers cette séquence, sa subjectivité est exacerbée.

“Maintenant la pellicule se bloque”. Et l’image de la pellicule se bloquant.

Ce procédé filmique est une métaphore cinématographique, c’est-à-dire une métaphore réalisée avec les moyens du cinéma. Comme pour dire: “le film n’est pas possible aujourd’hui”. Et plus particulièrement le choix de cette image (la pellicule défilant) est une nouvelle mise en abimes du cinéma, puisqu’elle nous montre du cinéma (ou le film) en train de se faire, mais le film qui couac, le cinéma qui coince.

Et pourquoi coince-t-il justement ?

Parce que ce 7 juin James Meredith a été assassiné dans le Mississipi. Brusque retour à la réalité. Qui est James Meredith ? Je ne le sais pas, mais je suppose qu’en 1966 (au moment du tournage du film), un Noir abattu lors d’une marche dans le Mississipi devait être un militant du combat des Américains Noirs. En 1964 aux USA, les Noirs venaient d’obtenir les droits civiques (Civil Rights): l’égalité juridique avec les Blancs, en théorie…

Peu importe qu’on soit partisan de cette cause ou pas, de cette sensibilité ou pas. JvdK, lui , l’est. Et c’est ça qui compte pour lui, pendant qu’il fait son film.

Brusque retour à la réalité, au monde qui tourne. Il est extorqué de sa réalité, de la réalité dans laquelle il est immergé avec Herman depuis qu’il a commencé ce tournage. C’est curieux de dire “retour à la réalité” pour un documentariste, dont le métier, le rôle est de sonder, d’observer, de montrer, de “rapporter”, de raconter la réalité, justement. Je vois un dédoublement de la réalité dans son film, en fait une mise en perspective du cinéma par rapport à la réalité. En l’occurrence une réalité politique qui engage des questions philosophiques sur l’universel.

C’est en filigrane une réflexion sur le travail de documentariste, qui filme la réalité aussi. Il ne pouvait pas ne pas mentionner l’assassinat de James Meredith, parce que ça l’affecte, ça le perturbe dans son travail, mais peut-être aussi parce qu’il estime qu’il est de son devoir de le rapporter. Pour mettre en perspective la réalité qu’il construit avec Herman avec la réalité du monde environnant, l’actualité politique mondiale.

Ce positionnement de JvdK: la mise en avant de sa sensibilité, de sa subjectivité exacerbée est en fait une profession de foi, presque un manifeste, sur la conception de la démarche documentaire, telle qu’il la conçoit. Tel qu’il conçoit son métier de documentariste, de cinéaste documentaire.

Et le procédé filmique employé -filmer une photo (image figée, arrêtée)- est à mon sens le plus adéquat, le plus approprié, pour permettre au spectateur de se faire cette réflexion, de s’évader du film stricto sensu pour réfléchir à tout celà …

En plus le cadre s’élargit, comme si la caméra sur le banc-titre prenait de la hauteur, comme nous, spectateurs, nous prenons à ce moment du recul sur le film…

Le choix très appuyé de la subjectivité de JvdK est ce qui fait la force, la qualité, la valeur de son cinéma, assurément. Mais on pourrait dire aussi sa limite. Comment sortir de soi ? Comment proposer autre chose que sa propre perception ?

Et c’est finalement assez heureux que JvdK pose ce problème à ce moment du film, à ce moment de l’extrait, car il va y remédier. Et encore une fois de la plus intelligente des manières.

Quatrième et dernière séquence de l’extrait.

La v-o de JvdK nous situe: nous sommes le 9 juin, à la fête foraine. A l’image on découvre Herman, le magnétophone en bandoulière. La v-o ajoute un élément capital: “Herman devient le reporter de notre film. L’oreille avec laquelle nous écoutons le monde”. L’enfant aveugle devient l’ingénieur du son du film.

JvdK fait l’image, il prend le son: ils font désormais le film ensemble.

Le reste de la séquence n’est désormais plus qu’anecdotique, sans grand intérêt. Herman dit: “Nous écoutons Girl des Beatles.. et oh là là… quel vacarme ici, avec tous ses bruits, vous le savez, un aveugle comme moi ne peut pas s’orienter ici !”. Effectivement la fête foraine c’est un peu le boxon, c’est bruyant, cacophonique.

On comprend qu’Herman ne puisse pas s’y orienter, puisque son sens privilégié de rapport à la réalité environnante est l’ouïe. Mais ça ne nous apprend pas grand-chose: nous le savions déjà. Puis il monte avec JvdK sur la grande roue.

Fin de l’extrait.

La suite est une autre histoire…

Herman devient “l’oreille avec lequel nous écoutons le monde”.

JvdK et l’enfant aveugle font désormais le film ensemble.

Cette ultime péripétie dans la construction du film parle de réalité et parle de cinéma. Nous disions un peu plus haut que la subjectivité du réalisateur JvdK faisait à la fois la qualité et la valeur de son cinéma, mais qu’elle portait en elle-même aussi sa limite. Jvdk va résoudre ce problème de la subjectivité par l’inter-subjectivité. Il donne le micro et le magnétophone à Herman, qui participe ainsi au processus de création, au processus de production du film. Naturellement JvdK a observé que l’acuité perceptive auditive d’Herman est exceptionnelle, et il veut l’associer à la réalisation du film, afin qu’il y déploie son talent et sa créativité.

Au-delà de ça, il inaugure une nouvelle manière de faire du cinéma : il ne fait plus un film sur Herman, il fait un film avec Herman. L’enfant aveugle change de statut au cours de la réalisation du film: d’objet du film, il devient sujet créateur du film. Co-auteur du film. Humainement c’est très beau, mais c’est également une nouvelle proposition artistique sur l’élaboration d’une oeuvre cinématographique (d’un film).

C’est un bouleversement, une révolution.

De surcroît, le partage des tâches -l’image pour JvdK, le son pour Herman- est une nouvelle allusion à la double nature du cinéma: visuelle et sonore.

Une allusion à la nature propre du cinéma: le rapport entre l’image et le son, tel qu’il a été mis en scène magnifiquement, “sublimé” dans la séquence de course automobile. Et métaphoriquement c’est le rapport entre JvdK et Herman, aussi.

Voila pour le cinéma. Pour conclure, par rapport à la réalité, je dirais que le choix de JvdK de faire d’Herman l’ingénieur du son du film, et donc de proposer deux subjectivités, une inter-subjectivité créatrice, permet de proposer aux spectateurs une double lecture, une double perception phénoménologique (ego et alter-ego), une double sensibilité de la réalité.

Deux approches de la réalités confondues en une: le film. (Phénoménologiquement, et pourtant la phénoménologie n’est pas mon affaire, je trouve ça assez énorme….)

Voila, j’ai sans doute été un peu long. Veuillez m’excuser de ne pas avoir su mieux synthétiser mon intervention. J’espère avoir assez clairement explicité la manière dont j’ai perçu cet extrait de film, et quels enjeux j’ai perçu par rapport au cinéma, comme langage, tant comme moyen d’expression que la réflexion sur les outils de ce langage (image et son). J’espère aussi avoir rendu intelligible ma perception de l’originalité par laquelle le réalisateur montre différentes approches de la réalité, différents rapports à la réalité, et comment il met en perspective le cinéma par rapport à la réalité, et réciproquement.

Maintenant, dites-moi comment vous, vous avez perçu ce moment de cinéma

Merci beaucoup,

Simon Ali

18 mai 2008