La réalité : Perception et identification
Je ne le dirais qu’une fois, je m’excuse ici de la relative incohérence des propos, du manque de clarté dans la structure et l’exposition de cet article, je n’ai commencé que jeudi à le travailler, ce qui me laisse quelques heures efficaces, et n’ayant pas réussi à m’enfermer dans une problématique précise, je passe du coq à l’âne peut-être un peu trop souvent. Ayant entendu cet avertissement, vous aurez la gracieuseté de ne pas me chicaner sur ces questions, mais d’amender mon travail par vos remarques, travail qui, quoi que j’en dise, consistera plus en un soulèvement de quelques perspectives plus qu’en la défense d’une thèse. Je vous suggère de prendre des notes, car le plan reposant sur un vagabondage, il est possible que vous perdiez le fil, ou que vous faisiez fructifier deux idées peu liées entre elles. Je vous remercie.
Nous voici réunis pour définir, déterminer le concept de réalité. Du moins, l’intitulé de notre atelier est-il : la réalité. Nous voici donc comme certains le firent au cours des âges, réunis pour débattre d’affaires qui ne sont pas quotidiennes. Nous voici cherchant peut-être à nous échapper de quelque souffrance, solitude, frustration, en refaisant le cercle des premiers hommes autour du feu et de leur sécurité. Nous cherchons peut-être quelque réconfort ici, un regard ami, et l’espérance de ne pas être fous, inutiles, dépassés. Mais peut-être sommes nous plutôt des résistants, des guerriers sans autre matière pour leurs armes, que la capacité de transpercer l’épaisseur minérale et indifférente qui nous entoure, par le seul pouvoir d’une pensée acérée, maîtrisée, et d’actions engagées avec humilité et sans espoir. Pourquoi donc se réunir ici pour parler des ces choses sans importance ? Comment justifier de l’intérêt que nous portons au concept de réalité à l’époque où il suffit de s’acheter le nouvel et dernier outil de communication pour se voir ouvrir la porte de mondes neufs, plus rutilants, sécurisés, mondes que nous n’aurions pas alors besoin de passer au crible de la question, mais qui seraient là tout au contraire pour nous laisser les consommer en paix, dans la certitude de notre puissance et de notre bonne fortune ?
Peut-être faut-il admettre que cette question n’est pas si vaine ni si tranchée, pas si résolue que le bourdonnement du progrès ne veut bien nous faire croire. Comme j’en ai fini de cette introduction, je puis vous dire : « la réalité est ce qui nous concerne, et dont nous avons besoin pour exercer notre puissance d’agir », et ça me fait déjà du bien.
Cette thèse que je vais développer postule en effet que : les processus que nous mettons en place et qui nous permettent d’identifier de manière extrêmement rapide une situation, ne peuvent l’être qu’à la condition expresse que ces conditions de vies soient suffisamment répétées, régulières, pour être par la suite reconnues et cataloguées, analysées et hiérarchisées, synthétisées et utilisées. Ces processus ne dépendent pas de perceptions neutres, mais toute perception n’est possible que comme fonction d’un organisme vivant, qui met en jeu son existence lors de chaque procès perceptif. Autant dire que la réalité concerne ce vivant au premier chef, de manière tout à fait pratique. Chaque perception n’est reconnue comme que dans la mesure où elle tombe dans le champ perceptif d’un vivant déterminé.
Pour continuer, postulons donc que la réalité n’est pas une et objective, cette thèse ne serait que l’illusion du savant exerçant ses talents il y a sans doute plus d’une siècle, ou de l’homme de la rue d’aujourd’hui, qui, n’hésite pas à dire : « je vois du rouge, le rouge existe » pauvre fou. Nous savons bien que non, nous philosophes, et la réalité est quelque chose que l’on n’arrive pas à unifier, et, ceci de la même manière que les quatre forces qui constituent l’univers n’ont pas encore trouvé de théorie qui les lie dans un seul concept. La réalité est donc ce qui nous concerne au premier chef en tant que vivant, et ce qui nous échappe en tant que savants.
Le parallèle est amusant. Mais il en est ainsi de toute éternité je pense ; là où le philosophe se débat, l’homme de la rue nage dans l’allégresse et la monotonie. Comme nous sommes des résistants, nous avons à cœur de grimper par la face Nord de l’Everest ce chemin qui est celui de l’appréhension de la réalité. Aussi commencerons-nous à traiter plus en profondeur notre sujet au moyen de quelques expériences scientifiques, pour défendre une facette de ma thèse : « la réalité pour l’homme dépend des éléments qui constituent sa pensée, aussi, selon la structure, la tension, la profondeur, l’activité de sa pensée, l’individu se dote d’une réalité ».
Cas numéro un : prenons un corps, humain, et plaçons-le à
Il ne se passe rien, pas de chute, pas de noyade, pas d’angoisse, pas de mort. Et c’est heureux car c’est ici que nous vivons le plus quotidiennement. C’est la raison pour laquelle le quotidien ennuie. Il ennuie car il est sans surprise et sans limite, d’un gris invisible mais qui nous transperce de part en part. il ennuie, il est pourtant ce dont nous devrions le plus avoir le goût, ce qu’il y a de plus réel à notre expérience, tant qualitativement, car c’est ce qu’il y a de plus connu, que quantitativement, car avec le quotidien, c’est toujours et encore.
Le quotidien est donc, en ce sens, notre réalité la plus commune et connue. Qu’en est-il de la noyade ou de la chute, dans la mesure où l’on en réchappe ? N’est-ce pas aussi un évènement qui détermine et qui singularise au sein du monde un court laps de temps, un lieu, et une perception comme une réalité plus saisissante, plus marquante, que l’expérience sans cesse recommencée du banal et du connu ? En ces moments de crise, et de libération d’adrénaline, la morsure de l’événement se fait indélébile, alors que la pesanteur du quotidien se fait à la longue insensible.
Nous avons donc le schéma suivant : la réalité en tant que quotidien est le territoire connu, parcouru, maîtrisé, prévisible, le fond gris des choses, le fond gris sur lequel les choses qui se détachaient lors de nos premières expériences s’effondrent lentement, insensiblement. Elle est plus qu’une masse inerte, elle est un effet d’inertie, elle est un effet de réel qui prend le pas sur un effet de possible. Non pas le réel qui prend le pas sur le possible, puisque la réalité est en partie une perception et pas seulement une extériorité, mais un effet de réel qui prend les pas sur un effet de possible.
Je m’en explique. De l’ensemble des choses –matières, actions, pensées- perçues, je crois que l’on peut dire qu’elles exercent un effet de réel, c’est-à-dire : prisent pour capables d’exercer un effet, d’avoir un écho, d’être attachées à la longue chaîne des réalités, d’y causer une ou plusieurs conséquences. De plus en plus, cette conséquence supposée découler nécessairement de la perception est cadrée, délimitée, prévue, évidente, naturelle, et, d’une certaine manière, elle retourne dans le fond gris des choses. Cette conséquence, qui n’arrivera peut-être jamais, se surajoute à notre perception du réel, perception qui du coup, devient une interprétation, une supplémentation.
La perception peut alors être décrite comme suit : c’est la recherche et la saisie dans le perceptible, (matières, actions, pensées) de ce qui peut produire un effet connu, un effet réel, un effet évident, un effet qui nous reconduise et ne nous éloigne pas du fond gris des choses. Que ceux qui sont aventureux et heureux de l’être me permettent de dire que leur fond a peut-être la qualité de posséder un peu plus de rose-orangé, de vert, etc. mais que l’effet de réel que leur perception tend à mettre en place est destiné à reconduire ce fond vert des choses. Je pense maintenant pouvoir dire : si cet effet de réel existe, c’est que le sujet qui le perçoit travaille bec et ongles à son marche implacable.
Une amie qui avec qui je discutais hier me disait : « il est difficile de choisir », j’appelle ceci un effet de réel. Elle est dans une situation où un choix est possible, et elle se trouve au courant, puisqu’il s’agit d’une mise en jeu de son existence, qu’elle n’arrive pas à faire des choix. Quand elle fait un choix elle le regrette, quand elle essaie de faire un choix, elle y passe des mois, elle repousse le moment décisif, et la probable frustration qu’elle ressentira. Comme au moment de cette discussion j’étais en pleine méditation sur l’article qui nous concerne, je me suis permis la tirade suivante : « Chérie, ne dis pas ceci car tu t’enfermes dans une perspective terriblement rétrécie. Regarde les choses en face. Ce choix est difficile parce que tu n’arrives pas à le trancher depuis longtemps, et que la dernière solution que tu avais prise tu l’as regrettée en moins de deux mois. Mais faire un choix n’est pas nécessairement et à coup sûr quelque chose de difficile. Il peut y avoir des cas où tu apprécies d’avoir deux possibilités à soupeser et à hiérarchiser. »
Mais je m’égare. Le point important ici c’est : en fonction de ses propres capacités, de son passif, cette fille pense qu’une chose ne peut produire qu’un et un seul effet. Du coup elle ne cherche plus à réinterpréter la situation, mais seulement à se débattre, non pas comme le philosophe, dans un monde de concepts, mais comme l’homme de la rue, homme de la rue qui serait pris dans une double impasse, devant lui un mur, mais aussi derrière et sur les côtés. Une double impasse vous dis-je. L’effet de réel, c’est : on butte sur une « réalité », très bien, normal, c’est ainsi que doivent se passer les choses, mais le fait de butter ici s’accompagne de la pensée qu’on ne pouvait pas ne pas buter là, qu’on ne peut pas faire un pas de côté pour chercher un sol plus propice à la marche.
Aussi, même si mon amie dit se débattre dans son problème de choix, elle ne se donne pas la possibilité de penser que son problème n’existe pas. Elle est prise dans un jeu dont sa propre psychologie est la source, mais qu’elle ne peut ni percevoir ni du coup remettre en cause. L’effet de réalité, pour le dire autrement, c’est le quotidien à l’œuvre, le quotidien sournois qui assèche le sang des hommes déjà désespérés.
Comment pouvons-nous décrire un effet de possible ? Peut-être en admettant tout de go qu’il a les qualités inverses de l’effet de réel. Il est le fruit d’un individu qui cherche et qui aspire à produire une nouvelle situation, à provoquer un évènement. On bute toujours sur une réalité, sauf qu’on ne sent pas buter, c’est peut-être comme un trampoline, on se sent impulsé par ce que l’on touche.
Si j’ai mentionné ces trois expériences de pensées, tel un Einstein lors de longues soirées d’hiver, c’est qu’elle mettaient toutes en jeu notre sens de la réalité, de ce que veut dire le mot réalité. La chute des corps, la noyade des poumons, l’ennui du quotidien sont des choses à nos yeux évidentes, réalistes, possibles. Qu’un humain, qui comme moi, rêverait de marcher et s’allonger sur un nuage ne le puisse, et au contraire, ne puisse dans ce cas que tomber, tomber et tomber encore jusqu’à ce que mort s’ensuive nous paraît évident. De la même manière nous paraît évidente la noyade d’un corps à
C’est qu’en effet, la position commune, quotidienne d’un corps, se ressemble, se reconduit que ce soit à Jakarta ou à Nogent-le-rotrou. Puis-je dire que je m’attacherai dans le présent travail à lutter contre la réalité en tant que quotidien ? Certainement pas, dans la mesure où je préfère me trouver dans le cas numéro trois que dans les deux autres cas, autrement plus critiques, cas auxquels on s’expose, si l’on y réfléchit bien, dès qu’on sort du quotidien, ou de manière large des expériences habituelles, car on s’expose alors à tomber comme en une eau profonde, à ne plus savoir discerner le dangereux du surprenant, le nécessaire de l’inutile, l’important du négligeable, etc. Le quotidien ne peut être un ensemble de pratiques dévalorisées que dans la mesure où il n’est plus ce pour quoi on se bat quotidiennement. La question même du quotidien, et de l’effet de réel, ne peut se poser que dans la bouche d’un individu dont la majeure partie du temps d’existence ressemble à la mienne : profiter des bienfaits de la société à laquelle il appartient.
Effectivement, par chance, par le hasard de la naissance et non par la valeur de mes actions, je dispose d’un héritage, d’un capital financier et culturel qui me permet de repousser la logique du quotidien imposé socialement, et de travailler à mettre en place une logique où prime l’effet de possible sur l’effet de réel. J’ai donc construit une bribe de vision de la réalité où s’entrechoquent les critères de jugement, de perception et d’action : en deux mots, j’essaie de me construire une personnalité sur le terreau de mes expériences choisies. Je cherche donc dans le monde qui m’entoure les moyens de me libérer de moi-même, et de produire un ensemble de capacités d’actions et de pensées, au moyen de la mise en place d’un système de perception aiguisé et réfléchi.
On en arrive à une nouvelle facette de ma thèse : la lecture d’œuvres philosophiques ou scientifiques, historiques, me donne un univers à comprendre, des actions, des buts et des enjeux que je connaîtrais jamais si je ne regardais que mes proches, si je n’essayais pas de sortir du monde où je suis né. Par cette lecture je simule un engagement dans un monde plus ou monde désensualisé. Cet engagement forge un habitus, peut-être artificiel, peut-être peu à même de s’incarner réellement dans une action directe, pratique et concrète, mais je pense, et c’est aussi pour ça que l’on peut parler de constitution du sujet selon les besoins symboliques de reconnaissance, que cela permet d’imaginer, d’anticiper, de tester et comparer certains affects possibles, et de se forger un système de valeurs réfléchies, qui ne demandent qu’à être actualisées, validées.
Qui parmi nous, n’a jamais ressenti lors d’une lecture intellectuelle, l’euphorie de croire comprendre quelque chose du monde, et, par cette compréhension, de se croire totalement à sa place, capable d’agir sur soi et sur le monde ? Je pense qu’il faut analyser cette configuration, car elle a beaucoup à nous apprendre sur la nature de la construction de l’identité et du sentiment de la réalité. Ici la thèse devient : comprendre c’est avoir le sens que la réalité reflète notre intimité et que par-là même, elle devient sensible, savoureuse, maîtrisable.
Voici pourquoi les enfants font seulement semblant de ne pas aimer l’école, ou alors ce sont les profs qui sont des abrutis sans nom, je le sais, j’en suis. L’homme, est un animal politique autant que mes fesses sont petites, eh oui, Aristote le grand s’est trompé, l’homme est l’animal imparfait, c’est pour ça qu’il aspire à la connaissance, parce qu’être moins con, c’est se donner la chance de réussir un peu mieux, et même un peu plus que les autres. Aussi l’apprentissage est le plus généralement bénéfique, le seul reproche que l’on puisse lui faire, c’est de n’être pas utile. Ce critère d’utilité dépendant de la position que l’on occupe dans l’existence, c’est pour cela que l’homme de la rue insulte le philosophe et que l’Art moderne, mon fils pourrait le faire.
Pourtant, sur ces sujets brumeux que sont l’art et la philosophie, aussitôt que l’on entreprend un apprentissage sérieux, un monde nouveau apparaît, qui n’a plus aucun rapport avec l’étrange inutilité que l’on dénonçait. A mesure que l’on découvre un ensemble de pratiques, de goûts, de légitimations, de liens d’une activité avec le quotidien alors qu’on la croyait totalement hors monde et vaine, d’émotions éprouvées par nos proches ou nos guides, on réévalue nos jugements et les choses. On participe, et participant on est constitué par notre activité. C’est ainsi que l’on saisit l’enjeu symbolique qui se déploie, le réseau de significations, le valorisé et le dévalorisé, le possible et l’impossible dans ce champ de pratiques.
Quand je regarde Stéphane qui jardine, je vois des manières de porter les outils d’un endroit à un autre, de se déplacer, de couper, de bêcher, de nettoyer. Je vois ces gestes, mais je ne peux pas en éprouver une quelconque empathie. Je ne peux que les recopier maladroitement. Il faut souvent qu’il m’explique discursivement pourquoi tel geste est effectué de telle manière. En termes de perceptions de couleur je vois la même chose que lui.
En termes de mouvements perçus et mouvements à faire, en termes de lecture de l’état du terrain et des actions à mener, de leur ordre, de leur importance, de ce qu’il y a de dangereux, d’inutile, de stupide, d’intelligent, d’efficace, d’économe, nous n’avons absolument pas à faire à la même réalité. Stéphane est ici plus riche que moi, il possède plus d’informations, il peut agir de manière pertinente, alors qu’il y a de grandes chances qu’avec toute la bonne volonté du monde, je tue l’ensemble du jardin si j’y suis livré à moi-même.
La différence de réalité concerne ici non la réalité extérieure mais la réalité perçue me direz vous, mais je pense qu’il n’y a pas deux personnes qui peuvent avoir la même perception de ce jardin. Si malgré tout la communication, d’idées et d’actions est possible, c’est que les différences, premièrement concerne les individus et pas nécessairement la réalité, et deuxièmement, ce ne sont pas des différences d’essence mais de degrés. C’est ainsi que si le goût de la réalité n’est le même pour tout le monde, certaines évidences sont partagées, non discutées, et forment le socle d’une expérience commune.
Mais cette expérience commune, et la pesanteur des objets physiques n’en font pas moins que l’analphabète qui ne peut se guider dans le métro, et qui choisira le couloir menant à la sortie alors qu’il voulait monter dans une rame, a un déficit de possibilité immense comparé au moindre individu capable de lire les panneaux, car lui ira droit à son but. Ce qui change n’est pas le monde physique en tant que telle, mais la réalité en tant que forêt de signes dont manque la clé pour le premier, et en tant que choses à lire pour le second. La différence tient donc dans les possibles différents à partir du même univers. Ce qui me paraît important, c’est que la structure de perception d’un sujet soit un principe de sélection non conscient des évènements possiblement perçus.
Et pour creuser un peu, ce qui me taraude dans cette question du principe de sélection des perceptions, c’est comment se forme-t-il ? Comment peut-on le produire d’une manière déterminée ? Donc comment, à mon avis, peut-on s’exercer de la manière la plus efficace qui soit à maîtriser la constitution de la réalité par un sujet ? Mis à part les apprentissages imposés, les expériences nécessaires du type scolaire, je pense que la structure de la société, le sens de la propriété publique et individuelle, le sens de la hiérarchie, la mise en forme de l’espace, l’horizon des groupes de relations possibles sont les facteurs fondamentaux qui impriment leur marque et leur présence au plus profond du sujet.
On peut dire que si les trois expériences de pensées paraissent évidentes en leur conséquences, c’est que, de la même manière qu’on ne peut remonter le temps, on ne peut briser une certaine chaîne de causalité qui veut qu’un corps humain ne vole pas mais tombe, ne sous-marine pas mais meure, ne jouisse pas mais s’ennuie. La réalité se dévoile donc avec ses chemins et ses impasses, et cela nous paraît normal. Mais cette réalité, je pense que si elle nous paraît évidente, c’est aussi parce que notre pensée qui l’appréhende, fonctionne de la même façon, avec les mêmes évidences dans le circuit des causalités, interdépendances, rapports de forces, impossibilités .
On ne peut parler de réalité, de milieu, qu’à la mesure d’un sujet qui perçoit, et qui pour l’homme pense aussi, et cette réalité, avec ses évidences et ses impasses, est perçu par un sujet, lui aussi réel, avec ses évidences et ses impasses. Que se passe-t-il quand deux impasses se rencontrent, ou deux évidences ? Me fais-je comprendre ? Exemples : quand une imperception rencontre une insensibilité, un aveugle et un mur, l’aveugle ne dit pas au revoir. Quand, à l’inverse, une perception rencontre une sensibilité, quand, par exemple, Harry rencontre Sally, la fin est écrite dès le début, l’inéluctable est en marche, et quels que soient les évènements, les quiproquos, les chutes et les noyades possibles ou réelles, ils ne peuvent que finir ensemble.
Alors cela veut dire que, selon les types de pensées et leurs affects concomitants, une et une seule série de conséquences devient possible. Comment sont alors constitués les différents régimes de pensées qui déterminent la réalité ? C’est la question sur laquelle j’achoppe depuis des années, on peut en trouver une réponse chez Spinoza, mais j’ai besoin d’une détermination autre de la réponse. Tant de critères rentrent en compte dans cette question, que l’on peut parler d’infini immanent, je ne pense pas être le premier d’ailleurs, au sens d’imperfection comme de quantité. C’est peut-être la plus belle chose à vivre et à analyser, en tant que sujet, la fluctuation douce et insensible des régimes de pensées, qui font que l’instant magnifique où l’on se sent maître du monde ne dure généralement pas, mais que certaines saveurs de joie reviennent de loin en loin, tous les cinq ans peut-être, et que l’on se dit à ce moment-là, « ce goût dont je me rappelle, quelle est sa détermination, sa modalité d’action, qu’est-ce qui le pousse à être, quand reviendra-t-il, puis-je le traduire sans le dénaturer sous la forme langagière ? J’ai l’impression que tout est si clair, mais comment savoir le dire ? » Je pense que personne ne se pose la question en ces termes, mais telle est la vie du résistant, croire que l’on peut trouver une clé à la description des choses et que l’on puisse nommer le liquide qui caresse nos désirs et les éveillent.
Mais la question des désirs est de trop ici. Il faut d’abord ranger sa chambre. Qu’est-ce qui est reconnu comme réel ? Les pensées et désirs ne sont pas des objets physiques, les chaussettes prennent la poussière sous le lit et salissent l’atmosphère. Si l’on reprend la distinction quotidien/évènement, on peut avoir les schémas suivants opposés : le quotidien n’est plus aperçu, mais il est ce qui détermine notre vie, l’évènement est aperçu et il est ce qui termine, chaotise, les règles et l’horizon.
En effet, ma chambre n’est pas rangée, c’est mon quotidien, je ne le vois pas, ou mal, et les chaussettes qui traînent depuis deux semaines aux pieds de mon lit ne sont rien pour moi, elles appartiennent au fond gris des choses, et ne ressurgiront que si elles me deviennent nécessaires, car je n’en ai plus de propres et ce sont les premières que je vois, ou pire, si ma mère s’invite, et que son regard me fait connaître ma chambre comme un capharnaüm, mes chaussettes comme des indésirables, qui sont évidemment et massivement en contradiction avec l’idée de propreté dans laquelle elle a bien voulu m’élever.
Ici, le quotidien n’est plus reconnu réel, tout juste gris, et encore, et de même que quand je plonge la main dans une eau froide, celle-ci ne m’apparaît plus froide au bout d’un petit moment, de même que quand je plonge ma deuxième main dans une eau chaude, celle-ci ne m’apparaît plus chaude au bout d’un petit moment, de même enfin que je distingue mal alors les températures que perçoivent mes deux mains, de même le quotidien est cet amas de sensations devenue insensibles d’être par trop elles-mêmes, et il est la porte refermée sur des contradictions dont on ne sent pas qu’elles nous tirent à hue et à dia. Le quotidien est cette plaine que le vent balaye et que nous respirons en croyant encore que cette poussière s’appelle de l’air, il est l’asphyxie par inadvertance, puis par besoin.
Quand je me noie à quinze ans à peine, c’est un évènement, je reste une minute sous l’eau, coincé entre un canoë et une branche d’arbre abattu par la foudre, branche qui plonge au beau milieu de la rivière, tout mon être se tend vers un but et un seul, ne pas noyer ma casquette. Je crois qu’elle sera quand même perdue. Je ne vois rien, car je ne sais pas ouvrir les yeux sous l’eau, je n’entends pas très bien, car l’eau et les oreilles ne sont pas faites pour s’entendre, je ne sais plus à quoi je pense, mais peut-être : que j’ai le temps de ne pas mourir, j’ai eu un quart de seconde pour analyser la situation, le reste du groupe m’a vu et bien vu, ils sont paniqués, mais les accompagnants sont totalement tournés vers un seul but, me mettre la tête hors de l’eau, ils connaissent leur taf, et je pense qu’ils sont suffisamment près pour m’attraper avant que je ne boive la rivière. De plus, je suis situé dans un remous, et avant de me laisser glisser sous l’eau, j’ai eu le temps d’espérer que je pourrais de temps en temps recharger en air. Ça n’arrivera pas, ou je ne crois pas. En tout cas un des accompagnants, on l’appelait mouton, parce que blond et bouclé, a le temps de me sauver le nez des flots et le reste avec.
Je passe une nuit d’observation à l’hôpital, et je suis fêté comme un héros quand je reviens au camp, puis, retour au calme, et à l’anonymat.
Quelles sont les petites différences entre ces deux expériences ? De l’une je me souviens, mal certes, mais ce sont quelques secondes de ma vie que je ne pourrais oublier, vraisemblablement, avant Alzheimer, tandis que pour mes chaussettes, mes slips, ou les actions et choses que j’ai vécues dans la matinée du jour ou je me suis noyé, je n’en puis pour ainsi dire plus rien trouver.
A la question « qu’est-ce qui est reconnu comme réel ? », on peut dire ici, la morsure de l’évènement, car du point de vue de la mémoire, si l’on convoque le passé, ce sont plutôt les évènements qui sont reconnus comme ayant existé, alors que du quotidien il ne reste que la poussière. Pour autant, l’évènement a-t-il une prééminence ontologique sur le quotidien ? Car si l’on pose la question suivante : « qu’est-ce qui détermine à agir ? », on se retrouvera dans la configuration où le quotidien, sous la modalité de l’effet de réel, est surdéterminant de nos actions, et de nos pensées, en un mot, de notre identité.
La perception est toujours déjà immergée, jetée, acollée à la réalité, aussi chaque perception n’est pas un potentiel neutre de réception, mais une recherche du connu pour stabiliser une capacité d’action. La modélisation des perceptions dépend du sentiment de puissance que l’on ressent le goût et la détermination des choses se forment à force de répétitions stables, légèrement différentes.
Quel est le rôle du besoin de reconnaissance ? En fonction des évènements maîtrisés, il y a un effet de réel qui se met en place, certaines choses qui sont reconnues comme existantes, il y a alors un goût possible de ces choses. La réalité et le goût : quel rapport ? Je pense que quand je mets deux sucres dans un café où la plupart n’en mettent qu’un voire la moitié d’un, c’est parce que je suis moins sensible au goût du sucre, et que cette quantité ne correspond pas chez moi au goût écoeurant que la grimace des autres montrent qu’ils subissent quand ils essaient de me voler ma tasse. La projection savant fait souvent du sujet un individu possiblement théorique, la projection de l’homme de la rue fait souvent du savant quelqu’un qui manque de goût pour la vie, chacun ses erreurs, ses jugements en fonction des besoins qu’il doit assouvir pour produire ses actions dans l’environnement qu’il perçoit et qui le détermine.
Je dis en substance, depuis le début : la réalité est une affaire de perception, cette perception est socialement construite, biologiquement déterminée, affectuellement vécue. Que signifie bien agir dans ce cadre ? Revenons à nos expériences scientifiques pour trancher cette question.
Cas numéro quatre : prenons un corps, désespérément humain et plaçons sur une scène de théâtre. Il n’est pas comédien ce corps, mais timide. Nous plaçons donc un corps timide sous le regard de ceux qui ne sont là que pour voir ça, un corps sur une scène de théâtre : le public. Si en plus d’être timide ce corps est débutant, il va le plus probablement éprouver de l’angoisse, faire l’inverse de ce qu’il faut, apparaître comme ce qu’il est, un corps non-comédien. Plaçons en face de lui un professeur de théâtre qui le guidera durant des exercices. Il y a fort à parier que le non-comédien, quand il entendra les consignes, sortira de son rôle, prendra un petit temps, une petite quantité de son attention disponible pour entendre ce que lui demande son professeur, de manière à l’appliquer. Ce faisant, il perd aux yeux du public la part de crédibilité qu’il pouvait encore avoir, car que pense-t-on d’un comédien qui sort de son rôle pour entendre une consigne, puis essayer de l’appliquer ? On pense qu’il ne maîtrise pas son action, on sent qu’il ne sent pas son rôle, on ne sent donc pas les émotions qu’il devrait ressentir puis nous transmettre.
Cas numéro cinq : prenons un corps, jouissant de son humanité, et plaçons le sur une scène de théâtre. Il n’est pas timide, mais c’est un corps comédien. Placé à l’endroit où il excelle, et se pense briller, il y a de fortes chances pour qu’il tende à éprouver de l’excitation, du trac aussi, et qu’il se prépare à exécuter les tâches que l’on va lui soumettre. Soumettons-le donc à un professeur, des exercices, notre corps comédien ne sort pas de son exercice, il est à la fois entièrement à sa tâche de jeu, et cette entièreté lui permet d’être aussi pleinement à l’écoute des consignes et conseils qu’on lui donne. Ce faisant, il gagne auprès du public ses galons, on le reconnaît pour ce qu’il est, à force de travail ou par quelque talent : un comédien.
Que pouvons-nous tirer théoriquement de ces deux cas ? Il apparaît que le fait d’être concentré sur un agir permet de sélectionner les informations pertinentes, celles qui peuvent me concerner puisque j’ai un agir déterminé, orienté vers un but. A l’inverse, … Il faut aussi ajouter qu’être concentré sur un but implique d’avoir les capacités nécessaires à sa perception et à sa poursuite. Un but est donc constitué par un sujet qui en a le sens, mais aussi qui a la volonté de le poursuivre.
Nous finirons donc par cette question : qu’est-ce que la volonté ? Sachant que nous pouvons la considérer comme l’instrument de notre maîtrise sur le réel. Elle est ce qui nous permet d’imprimer notre marque sur l’extériorité et sur nous-mêmes. Nous pouvons la définir comme suit : la volonté est la tension d’un être vers un but, la perception consciente de ce but, des moyens et des étapes qui mèneront vers ce but, et la capacité d’agir mise au service de l’atteinte de ce but. La volonté est la modalité d’action du sujet qui s’inscrit dans le circuit des choses et des êtres, elle est une position spécifique dans la mesure où le sujet tend à produire dans la réalité quelque objet mental, il y a donc un doublement de réalité.
Au terme de ce vagabondage dans la prairie de la réalité, quelques conclusions : il ne faut pas laisser traîner ses chaussettes même si le quotidien pèse sur nous, tout les évènements ne sont pas bon à prendre, il faut laisser du temps aux philosophes et aux apprentis pour qu’ils ne fassent pas n’importe quoi, et enfin, ce qu’on appelle réalité est le fruit d’une sélection non consciente d’informations, qui sont par la suite recherchées pour assurer un monde stable, connu, reproductible. Travailler sur la perception, c’est travailler sur le sens de la réalité, nous avons à imaginer quelles sont les conditions suffisantes de la production d’un sujet qui ne soit pas confit dans un besoin de reconnaissance et de satisfactions symboliques, mais qui puisse avoir accès à une maîtrise des actions possibles dans une réalité donnée.